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Les quotidiens des trois jours suivants n’apportèrent aucune réponse. Ce fut seulement le quatrième que, sur le plateau du courrier apporté par Théobald à l’heure du petit déjeuner, apparut une enveloppe très ordinaire, adressée à M. Vidal-Pellicorne, qui attira l’attention du destinataire. Elle n’avait rien de particulier cependant. Elle était tapée à la machine et le papier en était commun mais l’archéologue possédait un flair de chien de chasse et il la choisit sans hésitation parmi les autres. Il ne se trompait pas. À l’intérieur, il y avait une feuille pliée en quatre portant : « À l’attention du prince Morosini ». Sans la déplier il la tendit à son ami.

— Serait-ce ce que nous attendons ?

Il ne se trompait pas. On y lisait six lignes, toujours aussi impersonnelles :

« Puisque vous aimez tant voyager, soyez mardi soir 12 mai à l’hôtel de l’Infante à Saint-Jean-de-Luz où vous attendrez d’autres instructions. Seul, bien entendu, et sous l’identité jointe (il y avait en effet une carte de presse). Vidal-Pellicorne restera à Paris, sous surveillance… »

— Et il entend me surveiller comment, cet olibrius ? grogna l’intéressé.

— Il te suffira de regarder autour de toi pour t’en rendre compte et tu verras !

— Je ne verrai rien… Tu paries que je suis à Saint-Jean-de-Luz avant toi ?

— Je ne parie rien. Tu es capable de tout…

Une heure plus tard, M. Vidal-Pellicorne, de l’Institut, élégamment vêtu d’alpaga noir sous un chapeau à bord roulé, un long parapluie à la main, faisait venir un taxi devant sa porte et se faisait conduire au musée du Louvre, porte Vivant-Denon, donnant sur la place du Carrousel… Salué par tout ce qu’il rencontra comme personnel, il gagna d’un pas tranquille le département des antiquités égyptiennes qu’il traversa en habitué, tapotant ici les fesses de basalte d’un sphinx et là les genoux de la Dame Tyi, avant de disparaître dans la partie réservée à l’administration. Il n’en ressortit que le soir venu, après que le public se fut retiré, constata qu’il faisait un temps pourri, releva le col de son pardessus et, ouvrant son vaste parapluie, se mit en marche courageusement vers la station de taxis du Palais-Royal. Il arriva chez lui juste à point pour voir démarrer une autre voiture de place emmenant Aldo Morosini prendre en gare d’Austerlitz son train pour le Pays basque…

Lors du retour à Paris de Morosini, Alcide Truchon, de l’agence « L’œil écoute », avait espéré sincèrement, l’ayant vu descendre au Ritz, qu’il n’effectuait là qu’un bref passage avant de rentrer à Venise retrouver femme, enfants et pantoufles. Or il s’était agité plus que jamais. Deux jours de tranquillité puis sortie un soir en smoking, petit voyage quai Bourbon et disparition totale. Il faut dire qu’encouragé par une conduite aussi normale, par la respectabilité de ce quartier aristocratique… et le mauvais temps, Alcide Truchon s’était offert un dîner confortable, voire raffiné, dans certain restaurant de la rue Saint-Louis-en-l’Île. Grâce à Dieu, son agence était généreuse, son client riche et notre homme pensait qu’il méritait, parfois, quelques gâteries. Malheureusement, il n’avait pas revu son gibier ce soir-là. Et il lui avait fallu près de trois jours et une sévère engueulade de son patron pour que les choses reprennent leur cours habituel. Enfin, si l’on pouvait dire, parce que la tenue de sport et la mallette laissaient supposer qu’on allait encore voir du pays !

Ce en quoi Alcide ne se trompait pas. Arrivé à Austerlitz, Morosini se dirigea droit sur le Paris-Hendaye-San Sébastian qui ne partait que dans vingt minutes et montra son billet à un préposé chargé d’un wagon de couchettes de 1re classe. Alcide Truchon se rua sur le téléphone le plus proche et appela son client :

— Il s’apprête à partir pour Saint-Jean-de-Luz.

— Vous êtes sûr ?

— Absolument, et de plus sous un faux nom : Michel Morlière, journaliste…

— Qu’est-ce que ça signifie ?

— Je n’en ai pas la moindre idée… Qu’est-ce que je dois faire ?

— Le suivre ! Évidemment ! Le train n’est pas encore parti ?

— Non. Dans dix minutes seulement.

— Alors vous êtes prié de vous dépêcher.

Et l’on raccrocha ! Avec un soupir à fendre l’âme, Alcide Truchon s’en alla prendre son billet… en se demandant combien de temps il allait devoir se traîner à la suite de ce Vénitien impossible.

Si l’on n’avait approché de la fin – certainement très difficile ! – d’une partie dans laquelle il avait joué plus souvent le rôle du gibier que celui du chasseur, Morosini eût mieux apprécié le charme indéniable de Saint-Jean-de-Luz. Au contraire de Biarritz, où grands hôtels, villas et lieux de plaisir avaient absorbé le petit port, sa voisine, préservant jalousement son patrimoine historique, avait permis à la modernité – et encore modérée ! – de s’installer uniquement en dehors de son port baleinier. Durant les quelques jours du mariage de Louis XIV avec l’infante Marie-Thérèse, ne s’était-elle pas haussée au rang de capitale de la France ?

L’hôtel de l’Infante, à quelques pas de la maison du même nom, était un établissement de taille modeste mais accueillant et sympathique, tenu par un couple d’une cinquantaine d’années dont le mari arborait une tête de contrebandier à l’œil singulièrement vif et la femme, qui avait l’air sortie du dernier acte de Carmen, se distinguait par un râtelier éclatant qui la faisait zozoter. Aldo était attendu et fut reçu avec l’amabilité due à chaque client convenable, mâtinée d’une pointe de curiosité.

— Vous êtes journaliste ? demanda Madame avec un intérêt non dissimulé. Quel beau métier ! Et pour quel journal ?

— Ne pose pas tant de questions ! grogna le mari. C’est indiscret.

— C’est sans importance, l’apaisa Aldo en illuminant son plus beau sourire. Je pourrais répondre pour tous et pour chacun. Je suis ce que l’on appelle free-lance.Je fais un reportage sur un sujet qui m’intéresse et je le vends au plus offrant. En ce moment, c’est la grande pêche : celle à la baleine !

Il avait trouvé le chemin du cœur de ses hôtes qui se montrèrent passionnés et lui promirent de faire de leur mieux pour qu’il soit content de son séjour. Madame lui montrait sa chambre à l’instant précis où Alcide Truchon, décidé à suivre son homme au plus près, faisait son entrée pour demander un logement mais, apparemment, il ne bénéficiait pas du même charisme car l’œil de Bixente Laralde, le patron, se fit inquisiteur :

— Qu’est-ce qui vous amène par ici en cette saison ? Le tourisme ?

— Oh, non ! Le travail ! Je suis journaliste !

— Tiens donc ! Et vous vous intéressez à quoi ? La pelote basque ?

Alcide prit un air rêveur :

— Plus tard peut-être ? Pour l’heure ce serait plutôt la pêche à la baleine !

— Ben, vous voyez, fit Laralde en frappant sa paume de son poing fermé, je l’aurais juré !

— Ah bon ? Pourquoi ?

— Vous avez la tête de l’emploi ! Votre chambre est au second étage : le 23.

En rejoignant sa femme, l’hôtelier lui confia :

— Celui-là, il va falloir s’en méfier ! Quelque chose me dit que c’est un espion…

Ce en quoi il ne se trompait pas beaucoup…

Le rendez-vous n’étant que pour le soir, Aldo passa la journée dans sa chambre à se reposer et à réfléchir. L’humeur était sombre. D’abord parce que, habitué des sleepings, il avait mal dormi dans la couchette que lui avait royalement allouée le salopard qui tirait les ficelles de sa vie. Il n’y était pas seul, et les ronflements sonores de ses deux compagnons – par chance, l’une des couchettes était inoccupée – l’avaient propulsé dans le couloir au moins autant que l’odeur de transpiration, d’autant plus pénible à supporter que, partisans du huis clos, les voyageurs en question s’étaient fermement opposes à l’ouverture même modeste de la fenêtre. C’est seulement après l’arrêt de Bordeaux où pas mal de monde descendait qu’il avait eu la chance de trouver un compartiment vide où il s’était réfugié avec béatitude. Aussi, après l’excellent déjeuner d’Arranxa Laralde composé de charcuteries locales, d’une énorme tranche de thon à la basquaise et d’un gâteau maison, arrosés d’Irroulégui, éprouva-t-il le besoin d’une petite sieste. Au contraire d’Adalbert qui tenait le repos méridien pour l’un des beaux-arts et s’endormait à volonté n’importe où et dans n’importe quelle position, il détestait cette coupure dont il assurait qu’on en sortait l’œil vitreux et la bouche épaisse. Mais cette fois il y sacrifia sans peine en pensant avec sagesse qu’il allait avoir besoin de toutes ses forces.