Enfin vint l’heure bienheureuse où il put enfiler son smoking et demander sa voiture. Tandis qu’il attendait, il ne pouvait s’empêcher de tapoter, par intermittence, la poche dans laquelle il cachait certaine petite fiole représentant la contribution de Prisca de Saint-Adour à une entreprise bizarre, pour ne pas dire louche, mais qu’elle élevait au niveau d’une œuvre pie :
« Avec le double, lui avait-elle dit, on endort un taureau en cinq minutes. Ce devrait être amplement suffisant. D’autre part, ça n’a aucun goût : j’ai essayé ! »
Lui aussi, évidemment. Ce qui l’avait rassuré. Pas complètement, parce qu’il s’agissait d’une femme et qu’il n’aurait jamais eu l’idée de briguer le poste d’empoisonneur en chef chez les Borgia.
Quand la voiture s’arrêta devant la Villa Amanda, il n’eut pas à attendre. Ramon le guettait et Louise Timmermans apparut presque aussitôt, extrêmement élégante dans une robe de satin noir signée Chanel dont le seul ornement était une mince écharpe de satin blanc fixée sur l’épaule par deux camélias. Une cape assortie, doublée du même satin blanc, la réchauffait. Des diamants aux oreilles, deux bracelets et un magnifique solitaire à l’annulaire droit achevaient une parure dont il lui fit un sincère compliment. Elle était radieuse ce soir et il eut un peu honte de l’espèce de traquenard qu’il lui réservait. Après tout, elle n’aurait à souffrir en rien, passerait une bonne soirée, dormirait peut-être un peu plus longtemps que d’habitude et ignorerait certainement toujours qu’elle avait possédé des émeraudes exceptionnelles… en admettant qu’elles soient vraiment sous l’éventail de plumes. Pour la première fois de sa vie, Adalbert se prenait à douter…
Le dîner fut charmant. Ce nouveau restaurant des Fleurs, avec ses larges baies donnant sur la mer et sa décoration au luxe mesuré, était une réussite. Les lumières agréablement tamisées se révélaient flatteuses pour la beauté des femmes et, ce soir, Louise retrouvait ses vingt ans…
Adalbert avait choisi une table voisine de l’un des vitrages mais plutôt au fond de la salle, afin de ne pas se retrouver entouré de dîneurs sur tous les côtés. On commença par des huîtres à la gelée de sauternes suivies de petits rougets de roche au beurre blanc et de pigeonneaux aux morilles. Pour faire plaisir à son invitée, Adalbert commanda du champagne rosé en accompagnement des deux premiers plats mais, pour les volailles, choisit un bordeaux respectable, un château-la-lagune 1909 pour lequel il avait un faible… et dans lequel la mixture de la chanoinesse se fondrait encore mieux que dans les bulles champenoises.
Au début, Louise se sentait légèrement encline à la mélancolie :
— Il faut vraiment que vous partiez demain ?
— Impératif ! Je peux vous confier qu’il s’agit d’ouvrir un nouveau chantier de fouilles sur le site d’Assouan et si les renseignements que nous avons reçus se confirmaient, il s’agirait de quelque chose d’important. Bien sûr, c’est infiniment agréable d’être auprès de vous dans ce pays enchanteur, mais vous n’ignorez pas combien j’aime mon métier…
— Ne vous en défendez pas ! C’est grâce à lui que nous avons lié connaissance… et puis notre amitié ne s’arrêtera pas là. Je suis, grâce à Dieu, libre de mon temps et des amis m’ont déjà vanté les charmes d’Assouan. Il y a, paraît-il, un hôtel divin…
— L’Old Cataract ? Une réputation méritée, en effet. Seulement il est très couru et il faut retenir longtemps à l’avance. Surtout en hiver…
Adalbert avait conscience d’enfiler des mots dont il n’était pas persuadé qu’ils eussent un sens mais le principal était de ne pas laisser tomber la conversation. L’heure fatidique approchait. Plan-Crépin et lui étaient convenus que celle-ci interviendrait à onze heures et il était moins le quart. Encore quelques minutes et on passerait à l’action…
Le hasard le favorisa au-delà de ses espérances. Soudain, alors que le sommelier venait de servir le bordeaux, Mme Timmermans s’aperçut avec horreur qu’une minuscule tache de sauce étoilait sa robe et aussitôt se leva :
— Il faut que j’aille nettoyer cela !
— On ne voit rien, fit Adalbert avec une totale hypocrisie.
— Moi, je le vois et je ne supporte pas…
Elle s’envola en direction des toilettes, laissant son compagnon aux prises avec ses ténébreuses intentions. Un coup d’œil circulaire lui ayant apprit que personne ne s’intéressait à lui, il fit adroitement tomber ses lunettes posées sur la table, se leva pour les récupérer en s’arrangeant pour être face à la fenêtre et opposer la largeur de son dos entre les autres dîneurs et ce qu’il faisait, puis vida adroitement le contenu du flacon dans le vin…
Quand Louise revint, il promenait délicatement la tulipe de cristal sous son nez en humant, les yeux mi-clos, ce nectar des dieux qu’il remuait doucement. Il se leva pour le retour de sa compagne mais sans reposer le verre :
— Goûtez, ma chère amie, c’est une pure merveille !
Elle l’imita et, pendant quelques instants, ils s’accordèrent le plaisir d’une dégustation silencieuse telle que savent l’apprécier les vrais amateurs, puis ils revinrent à leurs pigeons aux morilles dont le fumet apportait une dernière note à leur symphonie gourmande… Soudain, les yeux d’Adalbert s’arrondirent et il manqua s’étrangler avec un innocent champignon : il était onze heures tapantes et une quêteuse de l’Armée du Salut effectuait son entrée. Or, aucun doute n’était possible : c’était le long nez de Marie-Angéline qui dépassait du chapeau cabriolet de paille noire. La quête dans les restaurants de luxe était une pratique courante et personne ne s’étonna de la voir circuler entre les tables. À l’exception d’Adalbert qui ne s’y attendait pas et qu’un fou rire menaçait. Ce n’était certes pas le moment et il eut recours à son verre pour en venir à bout, cependant que sa compagne s’étonnait :
— Vous ne vous sentez pas bien, cher ami ?
Ce furent ses dernières paroles. Pour ce soir-là tout au moins. Elle vacilla légèrement, ses yeux se fermèrent et elle se fût effondrée dans son assiette si Adalbert, se penchant en avant, ne l’avait maintenue :
— Mon Dieu, Louise, mais qu’avez-vous ?
Il se hâta de mouiller sa serviette à l’aide d’une carafe d’eau et d’en baigner ses tempes sans obtenir le moindre résultat : renversée dans son fauteuil, Louise n’ouvrit pas l’œil. Autour d’eux, naturellement, un remous s’était formé. Une dame offrit un flacon de sels qu’elle promena sous le nez de Louise, ce qui la fit éternuer mais sans autre amélioration.
— Il faut appeler un médecin, dit quelqu’un, et c’est alors que Plan-Crépin intervint :
— Si vous permettez, dit-elle avec autorité, je suis secouriste diplômée.
On lui fit place et elle se livra à un bref examen, soulevant une paupière, écoutant le cœur, tâtant le pouls :
— Ne pourriez-vous, Monsieur, la porter hors d’ici que l’on puisse l’étendre ? Il y a trop de monde et cela gêne sa respiration.
— Vous avez raison !
Il souleva Mme Timmermans. Son inquiétude était évidente et personne ne s’étonna qu’un faux mouvement lui fît renverser l’un des deux verres de vin, déjà plus qu’à moitié vide. Le directeur les conduisit dans un petit salon où Louise fut étendue sur un canapé, la tête soutenue par des coussins. Elle parut s’y trouver bien et se mit en chien de fusil, un vague sourire aux lèvres. Ce que ne put que constater le médecin du casino appelé d’urgence :
— C’est incroyable, constata-t-il, mais elle fonctionne parfaitement. Simplement, elle dort !
— Comment ça, elle dort ? s’étonna Adalbert, jouant le jeu.
— Constatez vous-même !
Adalbert lui appliqua des tapes qui n’obtinrent d’autre résultat qu’un léger ronflement.
— A-t-elle bu ou mangé autre chose que vous ? demanda-t-il à Adalbert. Elle sent l’alcool.
— Ici, non. Quand je suis allé la chercher, je sais qu’elle venait d’assister à un cocktail…