— Non, mais tu viens de me donner une idée quand tu as dit : « On ne me fera pas croire qu’il l’a balancée lui-même. » Et si justement c’était ce qu’il s’était passé ou à peu près ?
— Explique !
— Voilà : les ravisseurs l’ont sorti de la voiture pour le transporter dans un autre véhicule ou dans un endroit quelconque. Il devait faire nuit puisqu’elle tombe à quatre heures en hiver et il a pu réussir à ôter une chaussure…
— … et à l’envoyer dans les roseaux comme le Petit Poucet semait les cailloux ? Il aurait fallu qu’il ait les mains libres. Or…
— Rien ne dit qu’il était ficelé. Je te rappelle qu’on l’a vu traverser le Ritz avec un inconnu, en ressortir et remonter dans la Delahaye.
— C’est ça qui est incompréhensible, soupira Aldo en allumant une cigarette, et que je n’arrive pas à avaler.
— Et s’il avait été drogué ? En dehors de la Chine, l’Amérique centrale est la plus prolifique pour ces trucs-là. Et le Mexique en particulier. Jamais entendu parler du peyotl ?
— Non. Qu’est-ce que c’est ?
— Un hallucinogène, très agréable à ce qu’il paraît, que l’on tire d’un cactus qui n’a pas l’air d’en être un. On le confondrait plutôt avec un caillou. On s’aperçoit que ce n’en est pas un quand il lui pousse une fleur. Il a suscité, chez je ne sais quelle peuplade indienne, un véritable culte.
— Comment le sais-tu ? Tu t’es aussi intéressé aux civilisations précolombiennes ?
— Oh, je les ai étudiées vaguement. En particulier à cause de mon grand-père qui faisait partie de l’état-major de Bazaine.
— Quand on a fait un empereur de Maximilien d’Autriche ? Tu ne m’en avais jamais parlé ?
Adalbert se mit à rire :
— On a déjà suffisamment de sujets de conversations sans verser dans les ancêtres. À ce jeu-là, tu me battrais à plate couture. Quoique… il y a eu un Pellicorne aux croisades !
— Et tu ne l’as jamais avoué à Marie-Angéline ? Elle serait passionnée !
— Justement, elle ne cesserait pas d’en parler, ce qui agacerait prodigieusement notre marquise ! Mais revenons à mon grand-père ! Quand j’étais gamin, il m’a raconté des tas d’histoires. Il était intarissable sur le Mexique et s’était passionné pour les Indiens. C’est ainsi qu’il a fait l’expérience du peyotl. Mais il s’est arrêté à temps parce que c’était uniquement par curiosité et qu’il avait compris tout de suite que récidiver pouvait être dangereux. Trop facile, trop séduisant ! Il en avait vu les conséquences sur deux Européens dont l’un a fini fou et l’autre s’est suicidé…
— Et on aurait pu en faire prendre à Vauxbrun ?
— N’ayant essayé qu’une fois, il n’en connaissait pas suffisamment les effets. Il se souvenait seulement d’avoir fait de jolis rêves et d’avoir nagé un moment dans une totale euphorie. Pour savoir à quel point ce machin peut influer sur la volonté d’un homme, il faudrait consulter un toxicologue… mexicain de préférence ! Ce qui est une rareté chez nous ! Mais peut-être n’y a-t-il aucun rapport avec notre problème. Je n’ai fait qu’avancer une hypothèse !
— C’est bien ainsi que je le comprends, cependant il ne faut négliger aucune explication à ce mystère…
Le déjeuner terminé, on remonta en voiture et Aldo demanda que l’on retourne vers le lieu de l’incendie mais ils ne purent pas approcher. Les accès en étaient défendus par des piquets de gendarmes et tout ce qu’ils purent apercevoir fut une dépanneuse qui chargeait l’épave. Ni Langlois ni Lecoq n’étaient en vue. On rentra donc rue Alfred-de-Vigny. Ce fut pour y apprendre la nouvelle glanée par Marie-Angéline à Saint-Augustin. Aldo refusa d’y ajouter foi :
— Servon est parti parce que des objets ont disparu de chez Vauxbrun ? Je n’y crois pas ! Il se considérait comme le gardien des trésors dont Gilles a rempli sa maison. En outre, il sait quelle confiance Gilles a en lui. Et s’il a constaté certains vides, il a dû au contraire être plus attentif que jamais pour découvrir le voleur. C’est ce que ferait ton Théobald ! ajouta-t-il, évoquant le serviteur d’Adalbert qui conjuguait tous les talents et assurait à lui seul le confort de son maître et l’entretien sourcilleux d’un vaste appartement ressemblant assez à une succursale du musée du Louvre, département de l’art égyptien.
— Sans aucun doute, à cette différence près que Théobald n’a peur de rien – sauf peut-être que le ciel ne lui tombe sur la tête ! –, ce qui ne saurait être le cas de ce Servon. Tu as vu quand nous sommes allés chez Vauxbrun après l’église : il était complètement affolé, si ce n’est terrifié !
— Je ne le connais pas, remarqua Mme de Sommières, mais on peut essayer de se mettre à sa place. Voilà un homme qui était en train d’achever les préparatifs d’une réception de mariage et qui, au lieu de voir arriver les époux accompagnés d’un morceau du Tout-Paris, se trouve confronté à des gens indignés qui lui annoncent que le marié s’est volatilisé, lui ordonnent de renvoyer le traiteur, son personnel et ses petits gâteaux mais en prenant soin de garder de quoi déjeuner agréablement, puis se mettent à table en lui intimant l’ordre de préparer leurs chambres et de veiller à l’arrivée de leurs bagages ! Tout le monde, mon cher Adalbert, n’est pas taillé pour l’aventure impromptue comme votre Théobald qui est toujours prêt à vous suivre au fin fond d’un désert et à se faire tuer sur place si un quidam de mauvaise mine prétendait violer votre sanctuaire !
— Gilles l’a connu pendant la guerre où il s’est bien battu ! fit Aldo.
— Ça n’a rien à voir et tu le sais pertinemment ! Alors ne dis pas de bêtises ! Ce qu’il faudrait savoir, c’est où trouver Servon et lui poser les questions idoines ! Plan-Crépin, dès demain matin…
— On n’a pas le temps d’attendre les voix de Saint-Augustin, coupa Aldo. On va place Vendôme bavarder avec Richard Bailey. Il doit être au courant, lui, du domicile du maître d’hôtel de son patron. Sinon on fera un tour quai des Orfèvres.
Quelques minutes suffirent à la vaillante petite Amilcar rouge pour couvrir la distance entre le parc Monceau et l’élégant magasin de l’antiquaire. Lorsqu’ils y entrèrent, Mr Bailey était aux prises avec un client intéressé par un rare surtout de table en biscuit de Sèvres et ne semblait pas s’amuser énormément. Cela se voyait au sourire un rien douloureux dont il gratifia les arrivants :
— Bonsoir, Messieurs ! Je suis à vous dans un instant. Gérard va vous conduire à mon bureau, ajouta-t-il en appelant d’un geste discret le grand jeune homme que Vauxbrun lui avait donné comme assistant depuis déjà deux ou trois ans.
Très britannique lui aussi bien que né à Bordeaux – ce qui chez certaines familles anciennes était à peu près pareil ! –, Gérard Candely possédait la même élégance discrète, la même courtoisie et la même silhouette que Bailey : longiligne dans un veston noir et un pantalon rayé. Sachant à qui il avait affaire, il introduisit les visiteurs dans le bureau même de Vauxbrun – une pièce à haut plafond mais de dimensions moyennes où meubles, objets et tapisseries provenaient tous sans exception de quelque château –, leur offrit des sièges et quelque chose à boire… à moins qu’ils ne préfèrent du thé ? Également hostiles à la boisson nationale britannique, ils optèrent tous deux pour un cognac.
— Mais, s’excusa Morosini, nous ne voudrions pas déranger Mr Bailey ! Peut-être aurions-nous dû prévenir de notre venue ?
Le jeune Gérard émit un petit rire :
— N’en croyez rien, prince ! Quelle que soit l’heure que vous auriez choisie vous auriez trouvé Mr Bailey aux prises avec un client qui, sous prétexte d’acheter, s’efforce de lui tirer les vers du nez ! Et repartira les mains vides dans tous les sens du terme.
— Celui qui est là n’a pas l’intention d’être acquéreur de ce beau sèvres ?
— Cela m’étonnerait fort. Toute la journée c’est ainsi. Quelqu’un entre, avise une pièce et se la fait montrer dans le moindre détail en posant, sans avoir l’air de rien, des questions qu’il croit subtiles et qui n’ont rien à voir avec les antiquités mais avec l’inexplicable disparition de M. Vauxbrun !