Catherine ne voyait plus clair. Les larmes doublaient le voile noir, brouillant tout. Elle devina plus qu'elle ne la vit la silhouette d'Arnaud qui s'était levé et qui, chantant toujours, s'avançait maintenant, seul vers la sortie. Alors, elle arracha son voile, offrant à l'homme qui s'en allait son visage nu et ruisselant comme un dernier cadeau, un visage dont aucune mèche dorée n'adoucissait le masque douloureux. Seule, la flèche noire du hennin couronnait l'ovale mince et pur.

Fasciné, malgré lui, par ces yeux trop grands, ce visage trop nu, Arnaud s'arrêta. Le chant mourut sur ses lèvres. Son regard ardent plongea, une dernière fois, dans les beaux yeux noyés, mais il ne dit rien. Il était si près d'elle que Catherine l'entendit respirer fortement... Il fit un pas, il allait passer devant elle. Alors, elle dénoua ce qu'elle avait apporté depuis le château, serré dans un voile. Sur le pauvre dallage disjoint de l'église, un flot d'or vivant se répandit, coula brillant, soyeux, jusqu'aux pieds d'Arnaud : la chevelure de Catherine, l'éblouissante parure dont elle avait été si fière, qu'un prince avait célébrée et que lui-même avait tant aimée... Quand l'aube de ce jour de malheur s'était levée, elle l'avait tranchée, impitoyablement, avec la dague même qui avait tué Marie de Comborn.

Arnaud blêmit et chancela. Une larme roula le long de sa joue creusée, se perdit dans le daim noir de son pourpoint. Il ferma les yeux et Catherine crut qu'il allait tomber. Mais non !... Lentement, il mit un genou en terre, ramassa à pleines mains la masse de cheveux dorés, puis, la serrant contre son cœur comme un trésor, il se releva et marcha sans se retourner vers l'ogive lumineuse de la porte. Quand il apparut au jour, le soleil fit étinceler la moisson d'amour qu'il emportait. Saisis de terreur, les paysans reculèrent encore, mais il ne les voyait pas. Un sourire aux lèvres, les yeux levés vers le ciel bleu, il ne voyait même pas, au détour du chemin, le moine en robe brune qui l'attendait, portant le camail rouge et la robe grise marquée d'un cœur rouge et aussi la crécelle qui allaient être les vêtements du lépreux et tout son équipement guerrier. Plus d'épées scintillantes, plus d'habits somptueux, rien que cette livrée de misère et cette crécelle qui signalait, de loin, l'approche des réprouvés. Les cloches de l'église s'étaient remises à sonner le glas...

Oubliant Isabelle, Catherine s'était traînée plus qu'elle n'avait marché jusqu'au porche, s'y agrippait... Ses jambes tremblaient, elle les sentait fléchir, mais une main vigoureuse la remit debout.

— Tenez bon, dame Catherine ! fit la voix enrouée de Gauthier... Pas devant ces gens !

Mais elle non plus ne voyait rien, que la silhouette noire de l'homme qui s'en allait, du soleil plein les mains. Sur le rempart, pour étouffer le son sinistre des cloches, une trompette sonna et, aussitôt, tout au long du rocher, les cornemuses entamèrent un chant triste et lent où, pourtant, résonnaient encore les rumeurs de la guerre. C'était le dernier adieu de Kennedy à son compagnon d'armes.

Là-bas, Arnaud avait rejoint le moine. L'appel des cornemuses le fit se retourner une dernière fois. Il regarda le village, le château sur son éperon orgueilleux, puis le visage gris et pitoyable du bénédictin.

— Adieu la vie !... murmura-t-il, adieu l'amour !...

Mon -fils, dit doucement le moine, songez à Dieu !...

Mais pour lui aussi, Dieu était trop loin. Une fureur désespérée s'empara d'Arnaud. Sa voix s'enfla, si fort que l'écho la renvoya aux quatre horizons de la vallée.

— Adieu, Catherine ! cria-t-il.

Cette voix... la voix de son amour, pouvait-elle, l'épouse solitaire, la laisser sans réponse ? La même révolte suprême qui avait arraché cette plainte immense à la gorge d'Arnaud passa dans l'âme de Catherine. Elle s'arracha des mains de Gauthier, s'élança sur le chemin rocailleux, tendant follement les bras vers celui que le moine emmenait.

— Non ! hurla-t-elle. Pas adieu !... Pas adieu !

Elle buta contre une pierre, tomba à genoux dans

la poussière, les bras toujours tendus. Mais le moine et le lépreux avaient franchi le tournant du sentier... Le chemin était vide.

Juliette Benzoni par Juliette Benzoni

J'ai failli naître sous la tour Eiffel, ma mère ayant tout juste eu le temps avant l'événement de quitter le Champs- de-Mars pour regagner l'avenue de La Bourdonnais où mes parents habitaient alors, mais c'est à Saint-Germain-des-Prés que s'est passée toute mon enfance, dans la maison où vécurent Mérimée, Corot et Ampère, en face de celle où mourut Oscar Wilde. Le fantôme de Canterville et la Vénus d'Ille sont pour moi des amis de jeunesse, mais j'ai toujours préféré les énormes chahuts des étudiants des Beaux-arts qui envahissaient la rue en moyenne une fois par jour.

Nos voisins s'appelaient Dunoyer de Segonzac, Louis Jouvet, le maréchal Lyautey, la marquise de La Fayette et les Duncan, une étonnante tribu hippie avant la lettre qui adoptait les modes Peaux-Rouges dans l'espoir de retrouver la pureté grecque.

Quant à ma famille, elle se composait normalement de mon père, un industriel, ma mère, bridgeuse acharnée, ma jeune sœur, sans qualification précise, et mon grand-père, redoutable septuagénaire à moustaches fleurant la pipe et le cognac. C'était un vieux mécréant nourri au lait de Jaurès et qui avait dans ses jeunes années, humé avec délices la poudre des canons de la Commune.

À cause de cela, il était plutôt mal vu de la famille, et aussi, parce qu'il entretenait sournoisement une « créature ». Laquelle gourgandine avait d'ailleurs le mauvais goût de se prénommer « Juliette » ! Le souvenir que je garde de mon grand-père est un souvenir en chapeau melon. Il ne le quittait pratiquement jamais et je crois bien qu'on l'a enterré avec.

J'avais aussi une grand-mère maternelle, habituellement cantonnée à Reims, cité royale d'où elle sortait le moins possible. Elle n'en sortit même plus du tout et renonça finalement à toute visite dans la capitale car un matin de juin, se rendant à la messe de 6

heures à Saint-Germain-des-Prés, elle rencontra, rue Bonaparte, un individu peint en vert, chaudement vêtu d'une timbale attachée à la taille par une ficelle et d'une paire de paillons à Champagne en guise de pantoufles, rentrant tant bien que mal du bal des Quat'zarts, point culminant des études aux Beaux-arts et grande soirée artistique, annuelle et très déshabillée, des futurs peintres, sculpteurs et architectes français. Ma grand-mère avait alors bouclé sa valise et disparu définitivement de l'horizon parisien.

Le choix de mes établissements scolaires marqua, chez mes parents, une double et contradictoire tendance à un snobisme invétéré uni à une tentative de démocratie parfaitement hypocrite. On me mit d'abord au « cours » élégant des demoiselles Désir, institution des plus collet monté, malgré son patronyme surprenant, et fréquentée par les jeunes sœurs de la comtesse de Paris.

Malheureusement, le cours nommé Désir ne me réussit pas. Habituée à dévorer tout ce qui me tombait sous la main dans la bibliothèque familiale, j'avais lu, à neuf ans, Notre-Dame de Paris,et m'en étais vantée en toute innocence. Fut-ce à cause des gambades d'Esmeralda ou des machinations libidineuses de Claude Frollo, toujours est-il que l'événement causa un aussi gros scandale que si je m'étais déclarée abonnée à la Vie parisienne.On m'en retira donc pour m'introduire au lycée Fénelon dans des classes bondées comme le métro à 6 heures du soir (c'était le début de l'enseignement gratuit). J'y fis ce que je pus, c'est-à-dire pas grand-chose.

Fort heureusement, le retentissant procès en Cour d'Assises d'une ancienne élève du lycée (l'affaire Violette Nozière) donna si fort à penser à ma famille qu'elle me parachuta toute affaire cessante dans une maison plus calme et tout de même mieux fréquentée ; l'aristocratique collège d'Hulst, rue de Varenne où je devais rester jusqu'à ce que baccalauréat s'ensuive. J'y pris l'horreur des mathématiques, la passion de l'histoire et des lettres, le goût de l'amitié et un léger penchant pour la politique grâce auquel, dans les années 1936-1937, je me retrouvai plusieurs fois au commissariat de police du quartier pour lacération d'affiches sur la voie publique.