— Et vous avez tenu parole, Sara... Merci !

Au son de cette voix nouvelle, Catherine poussa un cri et se retourna. Mais elle dut empoigner le dossier de son fauteuil pour ne pas s'écrouler de tout son long. Au seuil de la porte, pâle et mince dans ses vêtements de daim noir, Arnaud de Montsalvy venait d'apparaître... Le cri s'étrangla dans la gorge de sa femme. Elle croyait voir un spectre. Mais le spectre vivait... Il avançait, lentement, vers elle et, dans ses yeux sombres, il y avait tout l'amour d'autrefois. Jamais il ne l'avait regardée avec cette tendresse désespérée.

— Toi ! souffla-t-elle. C'est toi ! Dieu m'a exaucée ! Il a permis que je te revoie !

Parce qu'il était là, plus rien ne comptait pour elle, tout avait disparu : le décor de cette chambre où elle avait agonisé d'amour, Gauthier, l'Écossais, Sara et même la triste dépouille de son ennemie. Il n'y avait plus que lui seul... lui, l'homme qu'elle aimait pardessus tout ! Qu'importaient les autres ?

Elle allait s'élancer vers lui, les bras tendus, folle de bonheur comme elle avait failli devenir folle de chagrin, mais, cette fois encore, il l'arrêta.

— Non, mon amour... ne t'approche pas ! Tu ne dois plus me toucher, plus jamais. Messieurs, voulez- vous nous laisser ? Merci à vous de ce que vous avez fait.

De nouveau, Kennedy balaya le sol de sa plume de héron, Gauthier mit un genou en terre, plantant son regard gris dans celui, si triste, de l'homme qu'en cette minute, enfin, il reconnaissait pour son seigneur.

— Messire Arnaud, dit-il, vous avez fait justice ? Pardonnez-moi d'avoir douté de vous. Désormais, je suis votre serviteur !

— Merci, fit Montsalvy mélancoliquement. Mais ton service sera bref. Et je regrette, mon camarade, de ne pouvoir, cette fois, te tendre la main.

Kennedy et Gauthier sortirent. Sara quitta la pièce pour retrouver Michel confié à sa grand-mère. Catherine et Arnaud demeurèrent seuls, face à face. La jeune femme dévorait des yeux son époux.

— Pourquoi, commença-t-elle d'une voix étranglée, pourquoi dis-tu que je ne dois... plus jamais te toucher ? Et cette abominable comédie ? Pourquoi m'avoir fait croire à ton amour pour une femme que tu haïssais, pourquoi m'avoir tant fait souffrir ?

— Il fallait que je le fasse. Il fallait qu'à tout prix je te détache de moi. Je n'ai plus le droit de t'aimer, Catherine... et pourtant jamais je ne t'ai autant aimée.

Elle ferma les yeux pour mieux goûter la divine musique de ces mots qu'elle avait bien cru ne plus jamais entendre.

Dieu tout-puissant ! Dieu de miséricorde ! Il l'aimait toujours ! Il brûlait toujours de cette passion qui la dévorait ellemême ! Mais pourquoi alors ces étranges paroles, pourquoi l'écarter de lui si obstinément ? Ce mystère qui les enveloppait tous deux depuis de si longs jours, Catherine sentait bien qu'elle allait le percer, mais, maintenant, il lui faisait peur et elle tremblait au seuil comme aux abords d'un gouffre.

— Tu n'as plus le droit de m'aimer ? répéta-t-elle péniblement. Mais qui pourrait t'en empêcher ?

— Le mal que je porte en moi, ma mie ! Le mal que j'aurais tant voulu te cacher parce que je craignais, par-dessus tout, de te faire horreur. Mais j'ai compris que je craignais plus encore ta haine, ton mépris. J'ai eu peur, si peur, que tu t'en ailles, que tu retournes vers l'autre ! Cela... te savoir dans ses mains, imaginer ton corps entre ses bras, ta bouche contre la sienne... cela, c'était l'enfer ! Je ne pouvais pas l'endurer. Mieux valait revenir... mieux valait tout te dire !

— Mais quoi ? Pour l'amour de Dieu, pour l'amour de notre amour, Arnaud, parle ! Je peux tout endurer... tout plutôt que te perdre.

— Et pourtant, Catherine, tu m'as déjà perdu ! C'est la mort que je porte et, mort, je le suis déjà plus qu'à demi.

— Mais que dis-tu ? Es-tu fou ? As-tu perdu l'esprit ? Mort ?

Brusquement, il lui tourna le dos comme s'il ne pouvait plus supporter l'angoisse du tendre visage.

— Mieux vaudrait pour moi l'être tout à fait et Dieu m'eût fait grande miséricorde s'il avait permis que je tombe, comme tant d'autres, dans la boue d'Azincourt ou sous les murs d'Orléans...

Catherine, tendue comme une corde d'arc, cria :

— Parle... par pitié !

Alors, il parla. Quatre mots, quatre mots terribles qui, durant des mois, allaient hanter les rêves de Catherine, l'éveiller en sursaut baignée d'une sueur d'agonie et s'enfler encore aux échos vides d'une chambre déserte.

— Je suis lépreux !... LEPREUX !

Puis il se retourna, la regarda, étouffa une exclamation de douleur. Jamais il ne lui avait vu ce visage de crucifiée. Elle avait fermé les yeux et de lourdes larmes roulaient lentement sur les joues pâles. Debout, très droite, les mains devant sa bouche, elle semblait ne se soutenir que par quelque prodige. Elle était si fragile, si désarmée, qu'instinctivement il tendit les bras... les laissa retomber presque aussitôt. Même cette dernière joie, pleurer ensemble, l'un contre l'autre, leur était refusée... Elle haletait doucement, à petits coups, comme la biche forcée qui n'a plus d'espérance. Il l'entendit murmurer :

— Ce n'est... pas possible ! Pas possible !

Le cri d'un oiseau qui rayait le ciel d'un vol rapide vint meubler le silence, fit entrer dans cette chambre le souffle de la terre, l'appel de la réalité. Catherine ouvrit les yeux et Arnaud, qui, ravagé d'angoisse, avait guetté le moment où les douces prunelles violettes se poseraient de nouveau sur lui, sentit son cœur fondre. Il n'y avait, dans leur profondeur chaude, ni dégoût, ni horreur... rien qu'un amour sans plus de limites que le grand ciel bleu. Les belles lèvres rondes s'entrouvrirent pour un sourire lumineux de tendresse.

— Que m'importe ? dit-elle doucement. La mort nous a guettés, jour après jour, depuis des années, qu'importe la façon dont elle nous emportera? Ton mal sera le mien ; si tu es lépreux, je serai lépreuse, là où tu iras, j'irai et quel que soit le destin qui nous attend, il sera le bienvenu s'il nous laisse ensemble ! Ensemble, Arnaud, toi et moi, pour toujours...

réprouvés, retranchés du monde, maudits et frappés d'anathème, mais ensemble !

Sa beauté, transfigurée par son amour, avait à cet instant pris un tel éclat qu'Arnaud, ébloui, ferma les yeux à son tour.

Il ne la vit pas ouvrir les bras, courir à lui. C'est seulement quand elle fut tout contre lui, qu'elle glissa ses bras autour de son cou qu'il revint sur terre, voulut la repousser, mais elle tenait bon, lui imposant le supplice délicieux et terrible d'avoir, si près des lèvres, le doux visage aimé.

— Ma douce, murmura-t-il d'une voix brisée, ce n'est pas possible ! S'il n'y avait au monde que toi et moi j'ouvrirais mes bras et, n'écoutant que mon égoïste amour, je t'emporterais dans un lieu si écarté, si désert que nul, jamais, ne nous y retrouverait. Mais il y a notre enfant. Michel ne peut demeurer seul au monde.

— Il a sa grand-mère !

— Elle est âgée, faible, solitaire elle aussi. Elle ne peut rien pour lui que pleurer sur son malheur. Catherine, c'est toi qui, maintenant, es la dernière des Montsalvy, leur unique espoir. Tu es brave, tu es forte... Tu sauras lutter pour ton fils, tu rebâtiras Montsalvy.

— Sans toi ? Je ne pourrai jamais ! Et toi, que deviendras-tu ?

— Moi ?

Il se détourna, fit quelques pas, alla jusqu'à la fenêtre ouverte, regarda un instant la vallée où éclatait le printemps, tendit le bras vers le sud.

Là-bas, dit-il, à mi-route entre ici et Montsalvy, les chanoines d'Aurillac ont élevé, jadis, une maladrerie où vivent ceux qui sont désormais mes frères. Ils étaient nombreux, autrefois, ils ne sont plus que quelques-uns, gardés par un bénédictin.

C'est là que je vais aller.

Une lourde peine emplit le cœur de Catherine.

— Toi, dans une léproserie ? Toi, avec...

Elle n'ajouta pas : avec ton orgueil, ta violence, ta fierté de race, toi la vie même, l'amant passionné de la guerre et des grands coups d'épée, condamné à la mort lente, la pire des morts ?... Mais la douleur de sa voix le disait. Arnaud le comprit et, tendrement, lui sourit.