À peine entrée, Sara alluma le feu tandis que Catherine rejetait, avec une hâte suspecte, les vêtements prêtés par Kennedy.

— Tu es bien pressée ? remarqua Sara. Tu aurais pu attendre que la chambre soit chaude.

— Non. J'ai hâte de redevenir moi-même. Nul ne songera plus à me manquer de respect quand j'aurai repris mon aspect habituel. Et ces vêtements bizarres me déplaisent.

— Hum ! fit Sara sans s'émouvoir. J'ai idée que tu as plus besoin de te rassurer que d'impressionner les autres ! Remarque bien que j'applaudis à cette décision. Si tu n'aimes pas ce costume, moi, je l'ai en horreur. Dans ma vieille robe au moins, je n'ai pas l'impression d'être grotesque.

Et, joignant le geste à la parole, Sara se mit, elle aussi, à se déshabiller.

Au lever du jour, Catherine entendit la messe dans la basilique glaciale en compagnie de Sara, s'agenouilla devant le plus vieux des moines hôteliers pour recevoir sa bénédiction, puis s'en alla rejoindre ses compagnons. Mais, en voyant paraître sous le porche de la basilique, dans les rouges rayons du soleil levant, la dame noire de Carlat, Mac Laren eut un haut-le-corps. Un pli de contrariété se creusa entre ses sourcils, tandis qu'au contraire une sombre joie brillait dans les yeux de Gauthier. Depuis deux jours, le Normand n'avait pas desserré les dents. Il chevauchait à l'écart, en arrière de toute la troupe, front têtu et visage fermé malgré les efforts de Catherine pour l'appeler auprès d'elle. La jeune femme avait d'ailleurs fini par renoncer. La haine qui fermentait entre l'homme des forêts et l'homme des Hautes Terres était presque palpable.

Mais, avant que le lieutenant n'eût réagi, Gauthier avait couru jusqu'auprès de Catherine.

— Je suis heureux de vous revoir, Dame Catherine, dit-il comme s'il l'avait quittée depuis beaucoup plus longtemps qu'une nuit.

Puis, avec l'orgueil d'un roi, il lui avait offert son énorme poing fermé pour qu'elle y posât sa main. Côte à côte, ils étaient revenus vers le détachement. Mac Laren les regardait venir, les poings aux hanches, un pli de mauvais augure au coin des lèvres. Quand elle fut près de lui, il détailla Catherine de la tête aux pieds.

— Vous pensez chevaucher dans cet équipage ?

— Et pourquoi pas ? Les femmes ont-elles coutume de voyager autrement ? J'avais demandé un costume d'homme parce que cela me semblait plus pratique, mais j'ai compris que c'était une erreur.

— L'erreur, c'est ce voile noir ! un aussi ravissant visage ne se cache pas !

D'un doigt nonchalant il soulevait déjà le frêle rempart de mousseline, mais la main de Gauthier s'abattit sur son poignet, s'y referma.

— Lâchez cela, messire, fit le Normand paisiblement, si vous ne voulez pas que je vous casse le bras !

Mac Laren ne lâcha pas et se mit à rire.

— Tu commences à tenir trop de place, maraud ! Holà ! vous autres... Mais avant que les hommes d'armes se fussent élancés sur Gauthier, Frère Étienne, qui sortait de la maison-Dieu, se jeta entre Mac Laren et le Normand. L'une de ses mains se posa sur le poignet de Gauthier, l'autre sur la main de l'Écossais, celle qui tenait le voile.

— Lâchez tous deux ! Au nom du Seigneur... et au nom du Roi !

Si grande était l'autorité qui vibrait soudain dans la voix calme du moine que les deux hommes, subjugués, lui obéirent machinalement.

— Merci, Frère Étienne, dit Catherine avec un soupir de soulagement. Partons maintenant car nous n'avons que trop perdu de temps. Quant à vous, sire Mac Laren, j'espère que vous saurez vous comporter, à l'avenir, comme doit le faire un chevalier envers une dame.

Pour toute réponse, l'Écossais courba sa haute taille, présentant à la jeune femme ses deux mains nouées pour qu'elle y posât son pied.

C'était un aveu de défaite tacite en même temps qu'un geste chevaleresque de soumission. Catherine eut un sourire de triomphe, mais, d'un geste dont elle ne calcula pas l'inconsciente coquetterie, elle rejeta le voile par-dessus le haut tambourin qui la coiffait. Son regard plongea dans les yeux bleu pâle du jeune homme. Ce qu'elle y lut fit monter un peu de rose à ses joues, mais, appuyant légèrement le bout de sa botte sur les mains nouées, elle s'envola jusqu'à la croupe du cheval. La paix était revenue. Chacun en fit autant et l'on quitta Mauriac sans que personne se fût aperçu que l'ombre était revenue sur la figure de Gauthier.

Cet incident, d'ailleurs, devait préluder à quelque chose d'infiniment plus grave. Vers la fin de la matinée, la troupe de cavaliers atteignait Jaleyrac. Là, l'épais moutonnement des bois faisait trêve tout à coup pour dégager, au milieu de champs assez bien entretenus où devaient pousser le seigle et le sarrasin, une grosse abbaye et un modeste village, mais l'ensemble donnait une extraordinaire impression de paix. C'était peut-être à cause du soleil léger qui dorait la neige ou bien à cause de l'égrènement doux d'une cloche, mais il y avait, dans cette très humble bourgade, dans ce couvent rustique quelque chose de particulier. Plus étrange encore : les gens ne se terraient pas comme dans les autres villages. Il y avait même beaucoup de monde dans l'unique rue montant vers l'église trapue. Quand on parvint en vue du pays, Mac Laren retint son cheval pour se mettre à la hauteur de celui qui portait Frère Etienne. A califourchon derrière un maigre Écossais qu'il doublait douillettement, le petit moine avait semblé jouir intensément du voyage jusqu'à ce moment.

— Que font là tous ces gens ? demanda brièvement Mac Laren.

— Ils vont à l'église, répondit Frère Étienne. À Jaleyrac, on vénère les restes de saint Méen, un moine venu jadis du pays de Galles, au-delà des mers, et dont l'abbaye bretonne a été pillée et brûlée par les Normands. Les moines ont fui droit devant eux. Et s'il y a tant de monde, c'est que saint Méen passe pour s'occuper tout particulièrement des lépreux.

Le mot frappa Catherine en plein cœur. Elle devint blanche jusqu'aux lèvres et dut s'agripper pour ne pas tomber aux épaules de Mac Laren.

— Les lépreux !..., dit-elle d'une voix blanche.

Elle n'en dit pas plus, la voix arrêtée dans la gorge.

C'est qu'aussi la foule qui se pressait dans l'unique rue avait quelque chose de terrible. Des êtres dont on ne savait plus s'ils étaient des hommes ou des femmes se traînaient dans la neige, appuyés sur des béquilles en forme de T, ou sur des cannes, montrant des membres qui noircissaient à moins qu'ils ne fussent plus que moignons, d'étranges ulcères dévorant une face ou des membres, des boursouflures, des dartres, des tumeurs, une affreuse humanité qui semblait vomie par l'enfer lui-même et qui, hurlant, psalmodiant, gémissant, tendait vers le sanctuaire qui une main, qui un cou avide. Des moines antonins vêtus de gris, un tau d'émail bleu à l'épaule, penchaient vers eux leurs têtes rasées, les aidaient à gravir le chemin.

— Des ladres, fit Mac Laren avec dégoût.

Non, rectifia Frère Étienne, tout sauf des ladres... Il y a là des galeux, des érysipélateux, des Ardents victimes des racines pourries, des farines avariées qu'ils ont mangées par misère et qui les font brûler et charbonner tout vivants Voilà les lépreux !

En effet, d'une grossière enceinte entourant quelques cabanes dressées fort à l'écart du village, une autre procession sortait : des hommes vêtus uniformément d'une tunique grise frappée d'un cœur écarlate, un camail rouge enserrant le" visage sous un large chapeau qui l'ombrageait. Tous agitaient une crécelle, qui résonnait lugubrement dans l'air pur de ces hauteurs, en s'avançant vers le village. Et voilà que, devant eux, même l'abominable foule des malades s'écartait avec horreur. Ces déchets humains se mettaient à courir comme ils pouvaient vers le monastère ou bien se tassaient contre les maisons pour se garder du contact impur, eux qui n'étaient qu'impureté. Catherine, les yeux brouillés de larmes, regardait de toute son âme. Cette vue réveillait sa douleur, lui restituait l'acuité affolante des premiers jours. Ces misérables, c'était désormais le monde de l'homme qu'elle ne pouvait cesser d'aimer, qu'elle adorerait tant qu'il lui resterait un souffle de vie.