— Ma mie, chuchota la bohémienne. Il ne suffit pas de vouloir cesser d'exister pour que tout meure en toi ! Tu auras encore des surprises...

Catherine préféra ne pas répondre. Elle ferma les yeux bien fort, souhaitant s'endormir aussitôt, ne plus penser. Tout autour d'elle s'élevaient les ronflements en basse taille des Ecossais et celui, fluet,, presque mélodieux, de Frère Etienne. Vint bientôt s'y joindre le souffle vigoureux et actif de Sara. Cet étrange concert empêcha longtemps Catherine de trouver dans le sommeil l'oubli de pensées gênantes. Le feu mourut, jeta encore quelques faibles lueurs rouges puis s'éteignit, laissant la jeune femme les yeux grands ouverts dans l'obscurité.

À l'autre bout de la grange, Gauthier aussi cherchait le sommeil sans y atteindre. Au-dehors, c'était la profonde et froide nuit d'hiver, mais l'instinct sauvage de l'homme des forêts lui soufflait que le printemps n'était plus loin.

Quand, le matin venu, on s'apprêta à reprendre la route, Catherine se sentait mieux. La fièvre semblait tombée. Elle en profita pour demander à Mac Laren s'il n'était pas possible de lui donner une autre monture. Elle craignait maintenant l'étroite promiscuité avec le jeune Écossais durant un long parcours, mais il accueillit sa requête d'un visage glacé.

— Où voulez-vous que je prenne une monture ? J'ai donné à votre Normand le cheval qui a servi à votre écuyer Fortunat pour gagner Montsalvy. Le moine et Sara chevauchent en croupe de deux de mes hommes. Je ne peux tout de même pas en démonter un autre, imposant ainsi double charge à un coursier, pour vous permettre de caracoler à votre aise. Cela vous gêne tellement de voyager avec moi

?

— Non, répondit-elle un peu trop vite, non... bien sûr... mais je pensais...

Il se pencha de façon que personne n'entendît ce qu'il allait dire.

Mais vous avez peur parce que vous savez que, pour moi, vous n'êtes pas une statue drapée de voiles noirs que l'on regarde de loin sans oser l'approcher, mais une femme de chair que l'on peut désirer sans avoir peur de le lui dire !

Les belles lèvres de la jeune femme s'arquèrent en un sourire plein de dédain, mais ses joues s'étaient colorées notablement.

— Ne vous flattez pas, messire, de me tenir à votre merci parce que je suis faible, blessée, sans beaucoup de protection. Si vous prétendez insinuer que votre contact pourrait me troubler, je saurais bien vous donner le démenti que vous méritez. En selle, si vous le voulez bien.

Avec un haussement d'épaules et un regard narquois, il sauta à cheval puis tendit la main à Catherine pour l'aider. Lorsqu'elle eut repris sa place derrière lui, il voulut remettre la sangle mais elle s'y refusa.

— Je suis bien plus forte. Je saurai me tenir. Ce n'est pas la première fois que je monte, messire Ian !

Il n'insista pas, donna le signal du départ. Tout le long de la journée le voyage se poursuivit sans incident. C'était partout le même désert, les mêmes paysages tourmentés. La vue des hommes d'armes faisait fuir les rares paysans que l'on rencontrait. La guerre était tellement passée sur ces pauvres gens, avait tant ravagé, tant pillé, tant semé de larmes et de sang qu'ils ne se donnaient même plus la peine de chercher à quel parti appartenaient ceux qui survenaient. Amis ou ennemis étaient également néfastes, identiquement cruels. La vue d'une lance brillant au soleil faisait fermer les portes, barricader les fenêtres. On devinait, derrière les murs muets, les souffles retenus, les cœurs battant trop vite, les sueurs d'angoisse et Catherine ne pouvait se défendre d'un sentiment de gêne, d'un malaise presque physique.

Le cheval qui les portait, elle et Mac Laren, était un rouan vigoureux mais sans finesse, un vrai cheval de bataille fait pour les coups durs et la violence, non pour la course rapide, la fuite à travers bois, les galopades sur les hauts plateaux dénudés, dans le cinglement des branches ou dans le tourbillon des vents. Ce n'était pas Morgane !

En évoquant la petite jument, Catherine sentit son cœur se serrer.

Elle écrasa même une larme d'un doigt rageur. Sotte qu'elle était de s'attacher ainsi à un animal ! Morgane avait quitté, pour elle, les écuries de Gilles de Rais, elle la quitterait pour d'autres maîtres avec autant de désinvolture... malgré tout, cette idée était pénible à Catherine. En partant, elle avait bien recommandé à Kennedy de veiller sur Morgane, mais le capitaine écossais n'aurait-il pas autre chose à faire que s'occuper d'une jument, même racée ? De Morgane, l'esprit de Catherine remontait à Michel, puis à Arnaud et une amertume, alors, lui venait. Elle eût souhaité ne jamais bouger de Carlat, laisser couler sur elle des jours tous semblables jusqu'à ce que vînt la mort, mais, apparemment, le destin en avait décidé autrement.

Pour son fils, il lui fallait reprendre, la lutte, se replonger dans les remous d'une vie qui ne lui plaisait plus...

Tandis que Catherine songeait ainsi, le chemin défilait sous les jambes des chevaux. De toute la journée, elle n'échangea pas une parole avec Mac Laren. Le soir venu, on s'arrêta à Mauriac. De noires maisons de lave écrasées au pied des tours carrées d'une basilique romane, une fort pauvre maison-Dieu, halte des pèlerins de Saint-Jacques sur la route de Compostelle en Galice, Catherine n'en vit pas plus. Mais elle était heureuse que ce pieux asile, tenu par trois Frères Mineurs, lui épargnât la présence des soldats et, surtout, de leur énigmatique chef. Une chose était certaine : Mac Laren ne se décourageait pas. En l'aidant à descendre de cheval devant la maison-Dieu, il avait serré sa taille plus qu'il n'aurait fallu. Le geste était significatif, mais à peine la jeune femme eut-elle mis pied à terre qu'il la lâchait, se détournait sans sonner mot et s'en allait veiller au logement de ses hommes. Cependant Sara s'était rapprochée de Catherine.

— Comment le trouves-tu ? demanda-t-elle à brûle- pourpoint.

— Et toi ?

— Je ne sais pas. Il y a, en cet homme, une puissance de vie extraordinaire, une sève toute-puissante... et pourtant je jurerais que la mort chevauche en croupe de son cheval.

Catherine frissonna.

— Oublies-tu que c'est moi qui partage son cheval ?

— Non, fit Sara lentement, je ne l'oublie pas. Mais peut-être représentes-tu la mort de cet homme.

Pour cacher son trouble, Catherine pénétra sous la porte basse de la maison-Dieu. Dans le couloir pavé de cailloux ronds et noirs, un moine, une torche au poing, s'avança.

— Que cherchez-vous ici ? fit-il trompé par le costume des deux femmes. Le logement des soldats d'Ecosse se trouve au fond de la cour et...

— Nous sommes des femmes, coupa Catherine. Nous voyageons ainsi pour passer inaperçues.

Les sourcils clairsemés du moine se froncèrent. Son visage, qui avait la couleur d'un vieux parchemin jauni, se plissa de rides profondes.

— Un costume si immodeste ne saurait convenir dans la maison du Seigneur. L'Église réprouve celles qui portent de telles tenues Si vous voulez entrer ici, reprenez les habits et la décence qui conviennent à votre sexe ! Sinon, allez rejoindre vos compagnons de voyage !

Catherine n'hésita qu'à peine. Au surplus, elle se sentait mal à l'aise dans ce costume étranger. Il la défendait mal, peut-être parce qu'elle savait mal s'en servir, contre le temps et contre les hommes. Elle arracha son bonnet à plumes, secoua ses boucles dorées.

— Laissez-nous entrer. Dès que nous serons dans une chambre close, nous reprendrons le costume qui nous convient ! Je suis la comtesse de Montsalvy qui demande asile pour la nuit !

Les plis s'effacèrent du front du religieux. Il s'inclina même avec une certaine déférence.

— Je vais vous conduire. Soyez la bienvenue, ma fille !

Il les mena dans une des pièces réservées aux hôtes de marque.

Quatre murs, un grand châlit avec un matelas fort mince, quelques mauvaises couvertures, un tabouret, une lampe à huile en formaient tout l'ameublement, mais, au mur, un grand crucifix de pierre sculpté avec un art naïf se dressait et, dans la cheminée, une brassée de bois attendait la flamme. Du moins les deux femmes seraient-elles seules !