L'aube de Pâques qui était le 8 avril, jour de la Saint- Hugues, se leva avec peine, aussi pluvieuse que ses devancières. Le ciel était si bas et si pleurard que le monde, enveloppé d'un cocon mouillé, avait l'impression que le soleil l'avait abandonné à tout jamais pour une autre planète.

Comme tous les autres, Catherine avait quitté son lit avec le jour afin d'honorer la résurrection du Seigneur. De fête, bien sûr, il ne pouvait être question. Pourtant la messe que dirait tout à l'heure l'abbé Bernard serait une grand-messe à l'issue de laquelle le château et l'abbaye recevraient citadins et réfugiés pour un grand repas, qui ne serait pas festin mais qui, pris en commun, aurait tout de même un petit air d'exception.

En vue de ce repas, Sara, Donatienne et Marie s'agitaient comme aux plus beaux jours dans l'énorme cuisine du château.

Catherine s'apprêtait à aller les rejoindre pour mettre elle aussi la main à la pâte, quand Saturnin accourut, essoufflé, presque joyeux, lui toujours si grave. C'est que la nouvelle qu'il apportait constituait, selon lui, le meilleur des cadeaux de Pâques. Il semblait même si heureux que Catherine eut un coup au cœur.

— Le secours ! Il arrive ?

— Pas celui que nous attendions, Dame Catherine, mais un secours tout de même !

En effet, devant la porte d'Entraygues une petite troupe était occupée à enfoncer la ligne, assez faible, il est vrai, à cet endroit, des assiégeants pour se frayer un chemin jusqu'à la cité.

— Une petite troupe ? Combien d'hommes ?

— Une vingtaine, à ce qui m'a semblé. Ils n'ont pas de marque distinctive mais ils se battent bien. Nicolas attend vos ordres pour relever la herse.

— Je vous suis. Il n'y a pas de temps à perdre. A moins...

Elle garda pour elle la suite de sa pensée qui aurait fait tomber la joie du vieillard. Bérault d'Apchier était l'homme de toutes les ruses, de tous les traquenards. Qui pouvait dire si cette troupe « sans marque distinctive » mais qui « se battait si bien » ne constituait pas le meilleur des pièges et le plus sûr moyen de s'ouvrir les portes de la ville ?

Néanmoins, elle courut jusqu'à la porte où, en effet, un combat se déroulait. Armés de toutes pièces, une vingtaine de soldats à cheval s'étaient frayé un passage à travers la troupe d'Apchier, surprise par une attaque brusquée, et refluaient maintenant vers la ville en se défendant avec acharnement contre une troupe qui grossissait d'instant en instant.

— Qui êtes-vous ? cria Catherine qui avait hâtivement gagné le chemin de ronde.

— Ouvrez, bon sang ! hurla une voix haletante. C'est moi !

Bérenger !...

La voix en question provenait d'un étrange assemblage de pièces d'armure, assez disparates, qui composait l'un des cavaliers du centre.

Armé d'une gigantesque hache d'armes dont il faisait des moulinets presque aussi dangereux pour ses compagnons que pour l'ennemi, ce curieux soldat distribuait un peu au hasard des coups qui faisaient plus d'honneur à sa bonne volonté qu'à son expérience. Mais la voix bien connue du page eut le don de plonger Catherine dans une joie dont elle se serait crue bien incapable quelques instants plus tôt, une joie qui se répercuta sur tous les défenseurs de la porte.

Avant même qu'elle eût ouvert la bouche pour en donner l'ordre, Nicolas Barrai et deux de ses hommes s'étaient pendus aux treuils, relevaient la herse et abattaient le pont-levis en catastrophe, tandis qu'une ligne d'archers, postés aux créneaux, déchaînait sur les routiers une véritable grêle de flèches.

L'entrée de la petite troupe s'effectua avec une rapidité stupéfiante et, à peine le pont eut-il résonné sous le galop des chevaux, qu'il se relevait. Les flèches et les carreaux d'arbalètes de l'ennemi vinrent se planter dans les énormes ais en cœur de chêne qui le composaient, pendant qu'avec un affreux bruit de ferraille Bérenger de Roquemaurel, ôtant un heaume manifestement trop grand pour lui, sautait de son grand cheval presque dans les bras du sergent, que ledit casque faillit bien éborgner.

— Sang du Christ, mon garçon ! jura celui-ci. Quel redoutable combattant vous faites ! Mais comme vous voilà pâle après cette chaude bagarre ?

— Je n'ai jamais eu si peur de ma vie ! avoua ingénument le garçon qui, d'ailleurs, claquait des dents. Ah ! Dame ! Quelle joie de vous revoir ! ajouta-t-il en essayant vainement de plier sa carapace de fer pour s'incliner devant Catherine. J'ai fait aussi vite que j'ai pu, mais j'ai rencontré bien des traverses. J'espère, malgré tout, que vous n'avez pas eu trop à souffrir encore ?

— Non, Bérenger, tout va bien... ou presque bien. Mais vous, d'où venez-vous donc ?

— De chez moi où ma mère vous dit mille choses affectueuses et prie pour vous... et aussi de Carlat !

— De Carlat ? Mais ces hommes ? fit-elle en désignant les soldats qui, derrière les portes refermées, se regroupaient et mettaient lourdement pied à terre.

— En viennent aussi. C'est tout ce que messire Aymon du Pouget, le gouverneur, peut vous envoyer en fait de secours. Il en est tout à fait navré, mais la comtesse Eléonore vient de partir pour Tours où s'apprêtent déjà, à ce que l'on dit, les fêtes du mariage de Monseigneur le Dauphin avec Madame Marguerite d'Ecosse, et le sire du Pouget ne peut, sans dégarnir dangereusement sa forteresse, détacher plus d'hommes à votre service. Encore a-t-il préféré qu'ils ne portent ni tabard, ni couleurs, afin que les chiens puants qui vous attaquent ne puissent deviner que Carlat est moins bien gardé.

Celui des arrivants qui paraissait le chef de la troupe s'approcha et vint mettre genou en terre devant Catherine pour l'assurer que lui et ses hommes étaient tout prêts à mourir pour elle, mais Catherine ne trouva, pour le remercier, qu'un pâle sourire.

La déception était aussi un peu trop forte : vingt hommes, vingt hommes quand elle en espérait au moins deux cents ! Jamais, avec des effectifs si réduits, elle ne parviendrait à desserrer la tenaille de fer qui menaçait d'étouffer sa ville.

L'anxiété et le désarroi transparaissaient si bien sur son visage que Barrai, craignant l'effet sur la population qui accourait déjà aux nouvelles, se hâta d'intervenir.

— Il faut conduire ces hommes au château, Dame Catherine, les faire reposer et les réconforter car ils se sont bien battus. Et que dirons-nous de ce paladin inattendu ? s'écria-t-il en assenant sur le dos du page une claque qui le fit tousser.

Puis, plus bas :

— ...Il vaut mieux que la nouvelle ne se répande pas trop vite.

Pour le moment, seuls doivent être avertis le conseil... et l'abbé.

Celui-ci arrivait d'ailleurs, pataugeant joyeusement dans les flaques d'eau et sans souci de la pluie qui mouillait ses beaux ornements de fête.

Mis discrètement au courant de la situation, il entra dans le jeu sans sourciller et proclama bien haut la joie que lui causait le retour inopiné du page. Puis, il pressa tout le monde vers le château, se bornant à annoncer qu'après la messe, le Conseil se réunirait exceptionnellement dans la salle capitulaire du monastère.

La pluie, d'ailleurs, redoubla si violemment à cet instant que chacun tira de son côté pour se mettre au sec et pour commenter cette arrivée inattendue qui paraissait, à tous, le meilleur présage des bonnes intentions du ciel.

Tandis que Nicolas Barrai s'occupait de loger le renfort, Catherine ramena Bérenger au château et le confia à Sara.

Conduit aux étuves, le héros du jour fut déshabillé, trempé, ébouillanté, étrillé, séché et répandu sur une large dalle de pierre pour y être vigoureusement malaxé par Sara en personne, à grand renfort d'huile aromatique '.

Assise sur un escabeau à quelques pas, les mains nouées sur ses genoux et le front barré d'une ride soucieuse, Catherine écoutait le récit des aventures du page, récit fortement pimenté de gémissements de douleur que la poigne vigoureuse de Sara arrachait à sa victime.