— Quelqu'un a suggéré un autre moyen... plus simple de sauver Montsalvy.

— Lequel ?

— Livrer à Bérault d'Apchier ce qu'il convoite : les richesses du château et...

— Et vous ? Quelle folie ! Qui vous a mis pareille idée en tête ?

Elle le lui dit, retraçant rapidement la scène de la fontaine que l'abbé écouta avec une impatience non déguisée.

— C'est Gauberte qui a raison, s'écria-t-il quand la jeune femme eut fini. Elle a la tête mieux plantée sur les épaules que cette pauvre folle d'Azalaïs. Quant à Augustin, il est grandement coupable de mettre dans la tête de cette enfant des idées qui ne sont ni de sa condition, ni bien sages ! Voilà quelque temps déjà que je songe à la surveiller discrètement : elle a des fréquentations que je n'aime pas.

— Qui donc ? Un garçon ?

Non ; cela vaudrait mieux. C'est la Ratapennade. Bien souvent, ces temps derniers, on a rencontré la dentellière dans les environs de sa cabane. Si l'on n'y prend garde, la malheureuse est capable de risquer son âme pour tenter de réaliser ses rêveries insensées. Quant à vous, j'espère que vous n'allez pas vous laisser démoraliser par les divagations de ces deux fous. Si vous vous livriez, ne savez-vous pas que votre époux ne laisserait pas pierre sur pierre de cette cité ? Ne savez-vous pas à quel point sa colère est redoutable ?

— Je sais... oui... à condition qu'il revienne !

— Encore ?

Catherine baissa la tête, honteuse de sa faiblesse.

— Pardonnez-moi, mais je n'arrive pas à m'ôter ce tourment de l'esprit ! J'ai peur, mon Père... vous ne pouvez pas savoir à quel point j'ai peur. Pas pour moi, bien sûr... mais pour lui.

— Pour lui seulement ? Avez-vous retrouvé votre page ?

De la tête, elle fit un signe que non, chercha dans son aumônière son mouchoir, essuya les larmes qui perlaient à ses cils et se moucha.

Elle comprenait qu'en lui parlant de Bérenger l'abbé cherchait surtout à détourner son esprit de ce danger inconnu que courait Arnaud.

— Je pense qu'il ne faut pas trop vous inquiéter pour lui. En rentrant, il a dû voir ce qui se passait... Il aura fait demi-tour et regagné Roquemaurel. Peut-être même aura-t-il prévenu Dame Mathilde et aurons-nous quelque secours de ce côté ?

— Cela m'étonnerait. Amaury et Renaud n'ont pas laissé grand monde au logis ! Il est vrai que cette vieille forteresse se garde toute seule ou presque. Mais je serais heureuse de savoir Bérenger à l'abri.

— Venez prier un moment avec moi, mon amie. C'est le meilleur secours que je puisse vous offrir. Dieu a déjà une telle habitude de faire pour vous des merveilles. Allons lui demander qu'il en fasse encore quelques unes...

Tous deux gagnèrent l'église où l'on disait les prières du salut. Un bruit d'abeilles l'emplissait, tissé par les voix feutrées d'une centaine de femmes et d'enfants agenouillés devant le maître-autel. Un vieux moine y officiait. Le murmure léger de sa voix cassée alternait avec le tonnerre des répons, articulés par des gosiers solides.

Au mur, les pieds torturés du grand Christ de bois peint disparaissaient dans le brasillement des cierges, allumés avec une telle profusion que le divin supplicié semblait surgir d'un bûcher et que, sur les vieilles dalles disjointes, s'étendaient de grandes plaques de cire jaune, pareilles à celles du verglas quand s'y mire un rayon de soleil.

L'abbé gagna son trône et Catherine son banc seigneurial qu'entouraient déjà la plupart des servantes du château.

Sous le capuchon d'une mante noire, elle vit le visage blond de Marie Rallard, lui sourit et lui fit signe de venir auprès d'elle, parce qu'elle sentait, tout à coup, le besoin d'être moins seule à son rang de châtelaine qui, même en face de Dieu, lui faisait peur et l'inquiétait.

Marie, elle le savait, n'était pas venue, comme les autres femmes, implorer du Ciel qu'il détournât d'elles sa colère. Elle n'avait pas peur

: cela se lisait dans l'eau tranquille de son regard. Et elle avait trop connu de dangereuses aventures, depuis sa Bourgogne natale jusqu'au harem de Grenade, pour s'effrayer d'un siège campagnard.

De son passage en pays maure, Marie avait gardé un certain sens de la fatalité, une résignation paisible aux caprices, parfois si incongrus, du destin et une étonnante faculté d'adaptation. En la regardant, telle qu'elle était à présent, pieusement agenouillée, son visage rose enserré d'une austère guimpe de batiste et ses cheveux nattés sous une cornette qui lui donnait l'air d'une petite nonne, les paupières baissées et les lèvres murmurantes de ferveur, Catherine se demandait si c'était bien la même femme qu'elle avait vue pour la première fois, étendue sur des coussins de soie et reflétant la nudité voluptueuse de son corps dans l'eau bleue d'une piscine, celle qui s'était appelée d'abord Marie Vermeil, puis Aïcha et qui, maintenant, par le miracle de l'amour, était devenue dame Marie Rallard, une femme respectable qui occupait auprès de la châtelaine le rang de dame de parage et avait, au château, charge de la garde-robe et de la lingerie.

Jamais, depuis qu'elle avait quitté Grenade, Marie n'avait seulement évoqué ce temps étrange où elle n'était qu'un petit animal de plaisir parmi tant d'autres au service d'une royale sensualité. Du jour où elle avait mis sa main dans celle de Josse Rallard, elle avait, à la manière d'un serpent qui mue, rejeté sa peau d'odalisque pour se couler avec une stupéfiante aisance dans celle d'une petite fille à son premier émerveillement et d'une épouse amoureuse.

Aujourd'hui, elle était naïvement reconnaissante au seigneur de Montsalvy de lui avoir laissé son époux quand il avait rassemblé ses hommes pour les conduire sous Paris.

Laissant Marie égrener sagement son chapelet, Catherine avec un soupir étouffé plongea son visage dans ses mains jointes. Mais elle ne pria pas. Elle s'en sentait incapable parce que l'incident créé par la dentellière était encore trop présent et, en quelque sorte, lui empoisonnait l'âme. Malgré ce que l'abbé lui avait dit, elle éprouvait un curieux malaise car il y avait un fond de vérité dans les paroles cruelles qu'Azalaïs lui avait jetées au visage, et si vraiment Apchier n'en voulait qu'à ses biens propres et à sa personne, les premiers morts, inévitables si le secours n'arrivait pas rapidement, pèseraient lourdement sur sa conscience.

Certes, le routier voulait aussi s'assurer le péage afin de rançonner les voyageurs à sa convenance, mais peut- être que, s'il obtenait ce qu'il désirait, les vies humaines pourraient être préservées. Et d'autre part...

Tant que dura l'office, Catherine se tortura avec ces pensées démoralisantes, tournant et retournant le problème dans tous les sens sans parvenir à lui trouver une solution. Elle s'apercevait brutalement qu'il n'était pas facile, quand on est née du peuple et que l'on s'y sent encore si profondément mêlée, d'emprunter les réactions et les façons de penser d'une noble dame pour laquelle le sacrifice de vies humaines est chose toute naturelle.

Bien sûr, Arnaud, elle le savait, n'aurait que mépris pour ses scrupules qu'il accueillerait d'un ricanement et d'un haussement d'épaules, mais, s'il était là, le problème ne se poserait même pas. Il était son problème, à elle, et sans doute le plus difficile qu'elle eût jamais eu à résoudre.

— Seigneur, envoyez-nous du secours ! Chuchota-t-elle, se décidant enfin à s'en remettre au Ciel. Faites que les choses n'en arrivent pas au point où le poids se ferait trop lourd ! Déjà, un homme a perdu la vie...

Tard dans la nuit, bien après que la dépouille du frère Amable eut été confiée à la terre en présence de la dame de Montsalvy, toute vêtue de noir, et de ceux des habitants que la garde des murailles ne retenait pas aux postes de guet, un homme s'enfonça dans les entrailles de la terre par l'échelle qui menait aux caves du donjon.

Il portait une torche, une dague et une lettre. Avant de disparaître dans l'ombre épaisse du souterrain, il adressa à Josse qui l'avait mené jusque-là un sourire, un clin d'œil et un geste d'adieu.