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– Faut te remonter, Sylvain. Cherche du travail, lâche la fraude, plaque Germaine…

– Fini, tout ça, maintenant, Jules. On ne peut pas toujours recommencer, tu comprends, on peut pas toujours recommencer…

– Pas de blague, au moins, hein? fit Jules, inquiet de lui voir un air étrange.

– Sois tranquille, sourit Sylvain. J’en ai vu d’autres, tu peux me croire. Merci, mon vieux. T’es un brave type, malgré que tu es un flic.»

À sept heures, le soir, Sylvain partait de nouveau pour la Belgique.

En quarante minutes, il eut atteint la petite boutique où le maître fraudeur attendait ses hommes. C’était à deux kilomètres de la frontière française.

Le rendez-vous avait été fixé pour huit heures. L’auto était déjà devant la porte. C’était une camionnette Berliet, d’une force de deux tonnes environ. Elle était venue avec des papiers – carnet français et triptyque, – volés dans une autre voiture, et adroitement maquillés. Dans la boutique, il y avait des monceaux de paquets tout préparés. C’étaient des piles de paquets de tabac et de cigarettes, enveloppés dans du fort papier gris, et solidement ficelés. Pour qu’il tînt moins de place, un homme écrasait le tabac sous une presse de bureau. Et un autre comptait et enveloppait les paquets.

À neuf heures, comme la brume était tombée, le maître fraudeur fit l’appel de ses hommes. On était huit, car au dernier moment, il avait paru sage de prendre du renfort.

«Ça ira comme ça», dit le maître fraudeur.

Il alla au-dehors regarder le ciel qui s’assombrissait rapidement, et la route déserte.

«Personne, dit-il en revenant. On peut charger.»

Car il craignait qu’un noir, rôdant par hasard en Belgique ne fût intéressé par ces préparatifs.

Sous son contrôle, les hommes, rapidement, transportèrent les ballots dans l’auto. Sylvain remarqua que les ressorts de la voiture s’affaissaient rapidement.

«Combien met-on? demanda-t-il.

– Deux mille deux. Tout y est, maintenant. On a de la veine, n’y a pas de clair de lune.

– Comment se met-on? demanda l’un des hommes en arrivant.

– Deux sur le toit. Quatre en dedans, avec le tabac. Sylvain ira tout près du chauffeur. Les planches sont sur le toit, Zidore?

– Oui, dit le chauffeur.

– Bon. Hé, là-dedans, tâchez tous d’écouter Zidore, et de faire comme il dira, si vous voulez toucher vos billets.»

Un grognement général fut interprété comme un acquiescement.

«En route, alors.»

Tout le monde prit sa place. Zidore avait lancé le moteur d’un coup de manivelle. Il saisit le volant, mit en prise, embraya. Et la lourde voiture démarra, partit vers la frontière française.

On roula un bon moment sans que personne ne dît mot. Peu ou prou, chacun, au moment de risquer l’aventure, se sentait la gorge étreinte d’une certaine émotion. Heureusement, à l’intérieur, un fraudeur avait emporté une bouteille de rhum qu’il fit circuler, et qui égaya tout le monde. Il fallut une exclamation de colère de Zidore pour que les deux compagnons qui perchaient sur le toit interrompissent un refrain qu’ils avaient entonné.

«On est tout près de la frontière? demanda Sylvain. Je ne m’y reconnais pas.

– Oui, dit Zidore. T’es jamais venu par ici?

– Si, mais je partais dans les dunes. On n’est pas loin de Furnes, hein?

– Non. Derrière nous. Le canal est à notre gauche, les dunes à droite.»

Instinctivement, Sylvain se retourna, comme s’il avait pu voir, dans les ténèbres, la maison dont le souvenir le hantait.

La camionnette roulait par d’étroits sentiers de terre, côtoyait des ruisseaux, passait de petits ponts de bois. Dans un chemin creux, elle s’arrêta.

«Panne? interrogea Sylvain.

– Non. Faut attendre jusqu’à une heure. Le douanier ne prend la garde qu’à ce moment-là.»

Un à un, les hommes sortaient de la voiture. On s’asseyait dans l’herbe, on allumait des cigarettes. La bouteille de rhum fut rapidement achevée. On s’égayait, on plaisantait, mais doucement, sans bruit, car la frontière n’était pas loin. Un douanier aurait pu entendre ces rumeurs et donner l’éveil.

«Quelle heure qu’il est? demanda un homme. On va encore poireauter longtemps?

– Il est minuit, dit Zidore. On n’en a plus que pour une petite heure.»

Il alla fouiller sous le siège de la camionnette, tira quelque chose dont jaillit un pinceau de lumière pâle.

«Sylvain, demanda-t-il, viens m’éclairer.»

Et il souleva le capot de la camionnette.

Sylvain prit la lampe électrique, en projeta la clarté sur le moteur. Et Zidore, avec une clef à tube, démonta ses bougies, les nettoya, contrôla l’écartement des électrodes. Il passa à la magnéto, vérifia les vis platinées. Puis il essaya de mettre en route. Au quart de tour, le moteur partit.

Zidore l’arrêta aussitôt.

«Ça marche, hein? dit-il fièrement.

– Oui.

– Faut ça. Tout à l’heure, s’agira pas de s’amuser sur la manivelle.»

Pour plus de certitude, il versa encore dans les décompresseurs – la vieille voiture comportait encore ce dispositif – quelques gouttes d’essence. Et il referma le capot. Puis il alluma, lui aussi, une cigarette.

«On est loin de France? demanda Sylvain.

– Cinq cents mètres. Il y a un grand fossé, juste sur la frontière.

– Un pont?

– Non, pas de pont.

– On va faire un crochet, alors?

– Non. Tu vois pas qu’on a des planches? On va en faire un, de pont. Après ça, on filera dans les champs.»

À la lumière de la lampe électrique, il consulta sa montre.

«Une heure moins le quart. Je vais aller voir. Tenez-vous peinards, les types.»

Il s’éloigna vers la frontière.

Sylvain respira fortement. Maintenant, comme avant tous les coups dangereux, il se sentait la poitrine oppressée. Il lui semblait qu’il eût froid. Il tremblait un peu. Cela passait d’ailleurs au moment du danger immédiat, mais pour l’instant, il avait peur. Il regrettait presque d’être venu. Les paroles de Jules lui revenaient à la mémoire. Et si Germaine l’avait trahi? Il repoussa cette pensée.

Il marcha un peu le long du chemin qu’on avait suivi, regardant le ciel sombre givré d’étoiles. Malgré lui, de tristes réflexions lui venaient à l’esprit. La profondeur infinie de cette voûte vide, d’un noir d’abîme, lui accablait l’âme. Il se sentait étrangement rapetissé. Il avait pour la première fois conscience du peu de place qu’il tenait parmi ces choses. Il ne comprenait plus qu’on pût s’ennuyer pour une préoccupation aussi vaine que l’existence. Tout cela, au fond, n’avait d’importance à ses yeux que parce que c’était lui. Mais après lui, mais comme lui, que d’êtres encore interrompant une minute leur lutte désespérée contre l’anéantissement, interrogeraient encore ce ciel indifférent, qui depuis des millénaires assistait, impassible, à la répétition éternelle du même drame… Sylvain, ce n’était qu’un épisode infime. Et toute sa souffrance, aux yeux de cet univers, ça ne comptait pas pour beaucoup…