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Elle était prise tout entière par Lourges. Elle reportait sur lui la passion qu’elle avait jadis éprouvée pour son mari. Sylvain, par contre, lui répugnait, maintenant. Elle le prenait en grippe, en dégoût. Elle finissait par le haïr. Elle lui en voulait de ce qu’il la faisait travailler, de ce qu’il la négligeait, à présent. Elle sentait bien que leur réconciliation n’était qu’apparente, que Sylvain restait avec elle par lassitude, parce qu’il était maintenant comme un corps sans âme, aussi bien ici que là. Mais derrière cette façade, un fossé les séparait. Il ne s’intéressait plus à elle. Elle lui était suprêmement indifférente, comme tout le reste. Et cela, elle le sentait. Elle en rageait. Elle se donnait à Lourges avec une frénésie où il entrait autant de haine pour Sylvain que d’amour pour le douanier. Et elle en venait à pousser Lourges, à l’exciter contre son mari, à le provoquer et le blesser, pour accroître la vindicte dont elle le sentait tout plein, sans qu’il voulût l’avouer. Elle aurait pu trahir encore Sylvain qu’elle l’aurait fait tout de suite. L’amour qu’elle avait eu pour lui se changeait en une rage d’aversion et de vengeance.

Un jeudi après-midi, enfin, elle arriva au rendez-vous tout illuminée, si radieuse que Lourges devina immédiatement du nouveau. Elle le pressa de monter en haut, dans la chambre qui leur était toujours retenue pour ce jour-là. Et là, sans prendre le temps de se dévêtir, elle entraîna Lourges sur le lit, s’assit auprès de lui. Elle rayonnait.

«Ça y est, cette fois, mon loup, s’exclama-t-elle. On le tient. Tu vas l’avoir.

– Sylvain? comprit Lourges, immédiatement.

– Oui.

– Tu sais du nouveau?

– Beaucoup. Et des choses intéressantes. Tu vas pouvoir faire un beau coup, grâce à ta petite femme chérie. Si tu savais comme je suis contente!»

Lourges la calma. Il ne pensait plus à l’amour. Plus fort que tout, le métier le reprenait, et sa haine pour Sylvain.

«Voyons, dit-il, explique-toi bien vite. Je ne comprends pas.

– Écoute: demain soir, Sylvain passe la frontière.

– Où?

– À Ghyvelde. Entre le canal et la ligne du chemin de fer.

– Il te l’a dit?

– Oui. Le maître fraudeur est venu chez nous pour s’arranger avec lui. Et je les ai entendus.

– Il sera tout seul?

– Oh! non. Ils seront six.

– Six!

– Oui. Ils passent avec une camionnette.»

Lourges siffla.

«Coup dur, alors. Pourquoi Sylvain risque-t-il ça? Je le croyais plus malin.

– Mais ils ont un douanier avec eux.»

Lourges se releva d’un bond. Il était bien loin de penser à l’amour, maintenant.

«T’es sûre?

– Tout à fait sûre. Ils passeront à l’heure où ce douanier prend la garde.

– Et pourquoi, alors, se mettent-ils à six?

– Parce qu’ils passeront par les champs. Il paraît qu’il faudra pousser l’auto par-dessus des fossés. Ils ont mille francs chacun, pour ce coup-là.

– Ça les vaut. Mais tu es sûre, cette fois-ci? Faudrait plus me refaire le coup de la fois passée, hein?

– Absolument sûre. J’ai tout entendu.

– Cré nom… s’exclama Lourges. Cette fois-ci, je le tiens.»

Il fit, de long en large, quelques pas dans la chambre. Son exaltation l’empêchait de tenir en place.

«Alors, reprit-il en se retournant vers Germaine, il faudrait bien une dizaine d’hommes?

– Je pense.

– Oui. Et tu dis qu’ils passent dans les champs? Bon. On fera une embuscade. Qui est-ce le douanier qui les laissera passer?

– Un appelé Leret, Laret…

– Lorret! Ah! le bougre! Ça ne m’étonne pas, il a une maîtresse… Je vais l’avoir. Je vais le faire poster à une belle place, je la vois d’ici. Ils sont forcés de tomber dans le panneau!»

Et dans sa joie, il revint à Germaine, il la serra dans ses mains, pris d’une soudaine exubérance, d’un besoin de se dépenser. Germaine, heureuse, se serrait contre lui:

«Hein, ce qu’on sera heureux, à nous deux, après, dit-elle.

– Ça, oui. Plus rien, plus personne pour nous embêter! Je voudrais déjà que l’affaire soit en route.

– Et moi, qu’elle soit finie! Pouvoir rester avec toi toute une nuit! À propos, je ne suis pas si pressée, ce soir. J’ai le temps, aujourd’hui.

– Pourquoi?

– Sylvain est parti.

– Frauder?

– Non, chercher Tom.

– Tom?

– Oui, son chien. Il l’a envoyé au tabac, hier, et on ne l’a plus revu.

– Ah! il fait ça aussi, ton homme?

– Oui. Depuis qu’on a disputé, il a recommencé. Il se fait de la bile parce que c’était le chien de César. Il l’aimait bien.

– Tout ça finira, dit Lourges. Allez, houp, maintenant, au pieu. On n’est pas venu ici pour parler de la douane!»

Sylvain, en effet, était parti aussitôt après le dîner, pour aller à la recherche de Tom.

Il l’avait monté en Belgique la veille, et comptait le voir rentrer vers minuit, comme d’habitude. Mais le chien n’était pas rentré.

Sylvain était très inquiet. Jamais Tom n’avait eu plus d’une heure de retard. Un chien dressé rentre toujours directement chez le maître aussitôt lâché. Et Tom était de longue date accoutumé à ce travail. Il y avait beaucoup à parier que sa carrière était finie.

Jamais un fraudeur ne s’en va rechercher son chien. Il serait trop facile pour le douanier de l’attendre et de le pincer. Un chien qui ne revient pas, on en fait son deuil. On en dresse tout de suite un autre et on n’en parle plus. Mais pour Sylvain, Tom n’était pas un chien comme les autres. Il y avait trop longtemps qu’ils travaillaient ensemble. Et puis, c’était l’héritage et le souvenir de César.

Sylvain était donc parti à vélo pour la Belgique.

Il se rendit d’abord dans l’épicerie où, la veille, il avait amené le chien. Le patron lui expliqua qu’il avait lâché l’animal vers dix heures du soir, comme d’habitude. Il lui montra la route par où était partie la bête, très gaillarde sous son fardeau.

Sylvain n’avait pas de raison de suspecter l’homme. Depuis toujours, ils travaillaient ensemble. Et puis, Tom était connu pour son humeur. Ce n’était pas un chien qu’un nouveau maître pourrait aisément domestiquer. Le marchand n’avait pu penser à le cacher pour le revendre.