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Tout en parlant beaucoup, Lourges ne perdait pas sa perspicacité, le souci de son métier. À chaque intervention de Sylvain dans la conversation, Lourges écoutait, analysait toutes ses paroles, tâchait de trouver un indice qui lui révélât la profession de celui que déjà, malgré lui, il se prenait à considérer comme un rival. Et il s’irritait de ne rien découvrir de suspect, dans le laconisme de Sylvain. Seulement, il sentait là une prudence, une réserve anormale. Et, agacé, mécontent, il devait bien se dire que cet individu, robuste de muscles, ne se laisserait pas non plus vaincre aisément par la ruse.

Mme Jeanne était partie au salon, où ces messieurs de la police faisaient vraiment trop de bruit. Ils devenaient imprudents, on pouvait les entendre du dehors. M. Henri, lui, parlait avec Jules et César. Et celui-ci, goguenard, aimait se «payer la tête» de ces agents et douaniers avec qui, pour une fois, il lui était donné de parler d’égal à égal, rappelait l’affaire de l’autre jour, la bagarre entre Sylvain et les douaniers. Cette histoire avait fait du bruit. Les gabelous, peu fiers de leur rôle, l’avaient tue soigneusement, craignant le blâme de leurs chefs. Mais l’employé d’octroi avait été moins discret. Et les douaniers, maintenant, auraient donné beaucoup pour laver cet affront cuisant que leur avait infligé un inconnu.

«Hein, disait César, vous êtes costauds, dans la police et la douane, ça s’est vu! À trois sur un homme, et ne pas en être maîtres!

– D’abord, répliquait Jules, mécontent, je n’étais pas là, moi, je ne me serais pas laissé faire comme ça.

– T’aurais fait comme les autres. On vous connaît. Vous êtes francs au poste, à vous mettre à dix pour passer un pauvre type à tabac. Mais d’homme à homme… Hein, Sylvain?

– C’est vrai», dit Sylvain, brièvement.

Et il se tut. Il n’aimait pas parler de ça devant Lourges. Il trouvait César imprudent.

«Tu sais bien, dit Jules, que je cogne pas souvent, moi, au poste.

– Non, pas toi…

– Et que je ne recule jamais devant un homme, la preuve, c’est qu’on s’entraîne quelquefois à deux. J’ai peur de toi, moi, ces fois-là?

– Non, dit encore César, mais t’as peur de Sylvain.

– Ça oui, avoua Jules sans honte, mais il est trop lourd pour moi, il n’y a pas déshonneur.

– Pourquoi mets-tu tout ça en jeu, César? dit Sylvain mécontent. On n’est pas ici pour parler de batailles.

– Bien sûr, mais c’est rapport à cette affaire de l’autre jour. Et si ç’aurait été un type comme Sylvain, mettons, qu’est-ce que t’aurais fait, toi. Jules?

– Et toi?

– Moi, je l’aurais laissé partir.

– Moi aussi, alors. Mais tu vois bien que tu n’es pas plus malin qu’un autre.»

César en eut la bouche clouée.

Alors, Lourges intervint. Toute cette conversation, qui ne tendait qu’à faire reconnaître la vigueur exceptionnelle de Sylvain, irritait le douanier. Il ne soupçonnait pas le rôle de Sylvain dans l’affaire de l’autre jour, mais il eût aimé voir l’homme s’enorgueillir, faire montre de sa force, afin de lui rabattre rudement le caquet. Malheureusement, Sylvain ne bougeait pas, restait indifférent à la controverse, et paraissait seulement blâmer par son attitude le camarade qui avait amené la conversation sur ce terrain périlleux.

Alors Lourges se résolut à attaquer lui-même.

«Eh bien, dit-il, tu as beau dire, Jules, moi je ne comprends pas qu’à trois hommes ils se soient laissé arranger par un seul. J’en ai vu d’autres que ça, moi.

– C’est vrai, dit Sylvain, conciliant, un homme, c’est un homme.

– Oui, répliqua César, mais il y en a des gros et des petits. Et je voulais dire que dans la douane, ils trouvent de temps en temps leur maître. Ça leur fait du bien.

– Tout le monde trouve son maître, observa Jules.

– Pourtant, reprit Lourges, je ne l’ai pas trouvé souvent.»

Malgré lui, il regardait Sylvain, et son regard devenait plus dur. César s’esclaffa insolemment.

«Y en a pourtant, dit-il avec un rire exaspérant, qu’à côté d’eux le gros Lourges n’est pas plus grand que ça!

– Toi, peut-être?

– Non, pas moi, bien que dans le temps, si j’avais pas aimé les femmes… Mais celui-là, tiens.»

Et il montrait Sylvain dans son coin.

«C’est bon, c’est bon, César», dit Sylvain.

Lourges toisa Sylvain.

«L’ami, dit-il, tu ne m’aurais pas par terre.

– Possible», dit Sylvain, flegmatique.

Mais Jules lui-même se récria:

«Tu ne sais pas ce que tu dis, Lourges!

– Si, soutint le douanier.

– Vas-y, alors, provoqua César.

– Allons, César», voulut dire encore Sylvain.

Mais Lourges interjetait:

«Moi, je ne cane pas, vieux. J’ai jamais reculé devant personne.»

Sylvain comprit qu’il n’y échapperait pas. Il se leva. Et, un peu pâle:

«C’est pas que tu cherches une bataille, camarade? Je ne la crains pas, tu sais.

– On ne le dirait pas.»

Sylvain dédaigna de répliquer.

«Qu’est-ce que tu veux? demanda-t-il. La lutte ou le chausson? La boxe, je ne veux pas. On ne trouverait pas de gants, ici, et ma femme ne veut plus que je m’abîme le portrait.

– La lutte, alors, choisit Lourges. Franc jeu, hein?

– Bien sûr. Au premier qui touche des épaules, on arrête.»

M. Henri, accoutumé à ces mœurs, débarrassa la pièce de la table et des chaises. Jules était allé appeler les agents dans le salon. L’un d’eux s’offrit comme arbitre. Et les deux hommes se dévêtirent, parurent nus, n’ayant gardé que leur pantalon soutenu par la ceinture. Lourges, plus gras, était aussi plus lourd, rond comme un bœuf, avec des mamelles de femme. Sylvain, large de poitrine, avec de longs bras nerveux et secs, était plus mince de hanches, plus élégant aussi.

Autour d’eux on fit cercle. Pour tous ces gens-là, le muscle était roi. Et la vigueur des deux lutteurs, leur aspect impressionnant, soulevait l’admiration.

Germaine, assise sur sa chaise, regardait aussi, sans s’émouvoir autrement. C’était loin d’être la première fois qu’elle voyait Sylvain se battre, en combat amical, ou même pour de bon.

Il y eut un silence. L’arbitre regardait sa montre.