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CHAPITRE VI

L e lendemain matin, Durtal se réveilla plus tard que de coutume. Avant même qu'il n'eût ouvert les yeux, il vit, dans un subit éclair de cervelle, défiler la sarabande des sociétés démoniaques dont Des Hermies avait parlé. Un tas de clownesses mystiques qui se mettent la tête en bas et prient à pieds joints, se dit-il, en baîllant! Il s'étira, regarda la fenêtre, aux vitres fleuries de lys en cristaux et de fougères en givre. Il rentra, au plus vite, ses bras dans le lit, s'acagnarda sous ses couvertures.

C'est un bon temps pour rester chez soi et travailler, reprit-il; je vais me lever et allumer mon feu; allons, un peu de courage… et… au lieu de rejeter les couvertures, il les ramena plus haut, sous le menton.

– ah! Je sais bien que ça ne te plaît pas à toi que je fasse la grasse matinée, dit-il, s'adressant à son chat qui, étendu sur la courtepointe, à ses pieds, le regardait fixement avec des yeux très noirs.

Cette bête était affectueuse et câline, mais maniaque et retorse; elle n'admettait aucune fantaisie, aucun écart, entendait que l'on se levât et que l'on se couchât à la même heure; et, très nettement elle faisait, lorsqu'elle était mécontente, passer, dans la sombreur de son regard, des nuances irritées, sur le sens desquelles son maître ne se trompait point.

Rentrait-il avant onze heures du soir, elle l'attendait dans le vestibule, à la porte, griffait le bois, miaulait avant même qu'il n'eût pénétré dans la pièce; puis elle roulait de langoureuses prunelles d'or vert, se frottait contre ses culottes, sautait sur les meubles, se dressait tout debout, simulant le petit cheval qui se cabre, lui envoyait lorsqu'il s'approchait, par amitié, de grands coups de tête; passé onze heures, elle n'allait plus au-devant de lui, se bornait à se lever alors qu'il arrivait près d'elle, faisait encore le gros dos, mais ne caressait pas; plus tard encore, elle ne bougeait et elle se plaignait et grognait, s'il se permettait de lui lisser le dessus de la tête ou de lui gratter le dessous du cou.

Ce matin-là, elle s'impatienta de cette paresse, se mit sur son séant, se gonfla, puis s'approcha sournoisement et s'assit à deux pas de la figure de son maître, le dévisageant d'un oeil atrocement faux, lui signifiant qu'il eût à déguerpir, à lui laisser la place chaude.

Amusé par ce manège, Durtal ne bougea, regardant le chat, à son tour. Il était énorme, commun et pourtant bizarre, avec sa robe mi-partie roussâtre comme la cendre du vieux coke et grise comme le poil des balais neufs, avec çà et là de petits floquets blancs tels que ces peluches qui voltigent sur les tisons morts. C'était un très authentique chat de gouttière, haut sur pattes, long, à tête de fauve, très régulièrement strié d'ondes d'ébène qui cerclaient les pattes de bracelets noirs, allongeaient les yeux par deux grands zigzags d'encre.

– malgré ton caractère de rabat-joie, de vieux garçon monomane et sans patience, tu es tout de même gentil, fit Durtal, d'un ton insinuant, pour l'amadouer; puis, il y a assez longtemps que je te raconte ce que chacun se tait; tu es l'évier de mon âme, toi, le confesseur inattentif et indulgent qui approuve, vaguement, sans surprise, les méfaits d'esprit qu'on lui avoue, afin de se soulager, sans qu'il en coûte! Au fond, c'est là ta raison d'être, tu es l'exutoire spirituel de la solitude et du célibat; aussi, je te gave d'attentions et de soins; mais cela n'empêche qu'avec tes bouderies tu ne sois souvent, ainsi que ce matin, par exemple, insupportable!

Le chat continuait de le dévisager, les oreilles toutes droites, cherchant à démêler dans les inflexions de la voix le sens des paroles qu'il écoutait. Il comprit sans doute que Durtal n'était point disposé à sauter du lit, car il s'en fut se réinstaller à son ancienne place, mais, cette fois, en tournant le dos.

– allons, fit Durtal, découragé, en inspectant sa montre, il faut pourtant que je m'occupe de Gilles De Rais et, d'un bond, il s'élança sur ses culottes, tandis que le chat, brusquement mis debout, galopait sur les couvertures, se pelotonnait, sans plus attendre, dans les draps tièdes.

Quel froid! -et Durtal enfila un gilet de tricot, passa dans l'autre pièce, pour allumer du feu:

on gèle, murmurait-il. Heureusement que son logis était facile à chauffer. Il se composait simplement, en effet, d'une entrée, d'un minuscule salon, d'une minime chambre à coucher, d'un cabinet de toilette assez large, le tout, au cinquième, sur une cour très claire, pour 800 francs.

Il était meublé sans aucun luxe; du petit salon, Durtal avait fait un cabinet de travail, couvert les murs de casiers en bois noir bourrés de livres.

Près de la fenêtre, une grande table, un fauteuil en cuir, quelques chaises; à la place de la glace sur la cheminée, tenant le panneau, du plafond à la toilette revêtue d'une vieille étoffe, il avait cloué un ancien tableau sur bois représentant, dans un paysage tourné, poussé dans les bleus aux gris, dans les blancs aux roux, dans les verts aux noirs, un ermite agenouillé sous une hutte de branchages, près d'un chapeau de cardinal et d'un manteau de pourpre.

Et tout le long de ce tableau dont des parties entières sombraient dans des ténèbres d'oignons brûlés, d'inintelligibles épisodes se déroulaient, empiétant les uns sur les autres, entassant, près du cadre en chêne noir, des figures de Lilliput, dans des maisons de nains. Ici, le Saint, dont Durtal avait vainement cherché le nom, franchissait en barque les boucles d'un fleuve aux eaux métalliques et plates; là, il déambulait dans des villages grands comme un ongle, puis il disparaissait dans l'ombre de la peinture et on le retrouvait plus haut dans une grotte, en Orient, avec des dromadaires et des ballots; on le perdait de nouveau de vue et, après un cache-cache plus ou moins court, il surgissait, plus petit que jamais, seul, un bâton à la main, un sac sur le dos, montant vers une cathédrale inachevée, étrange.

C'était un tableau d'un peintre inconnu, d'un vieux Hollandais qui s'était assimilé certaines couleurs, certains procédés des maîtres de l'Italie qu'il avait visitée peut-être.

La chambre à coucher avait un grand lit, une commode à ventre, des fauteuils; sur la cheminée, une ancienne pendule et des flambeaux de cuivre; sur les murs, une belle photographie d'un Botticelli du musée de Berlin: une Vierge dolente et robuste, ménagère et contrite, entourée d'anges figurés par de languissants jeunes hommes, tenant des cierges aux cires enroulées comme des câbles, des garçonnes coquettes, aux longs cheveux piqués de fleurs, de dangereux pages, mourant de désirs devant l'Enfant Jésus qui bénit, debout, près de la Vierge.

Puis une estampe de Breughel, gravée par Cook:

" les vierges sages et les vierges folles ", un petit panneau, coupé, au milieu, par un nuage en tire-bouchon, flanqué, aux deux coins, d'anges bouffis sonnant, les manches retroussées, de la trompette, pendant qu'au centre du nuage même, un autre ange, au nombril indiqué sous une indolente robe, un ange sacerdotal et bizarre, déroule une banderole sur laquelle est écrit le verset de l'Evangile:

" ecce sponsus venit, exite obviam ei. " et au-dessous de la nuée, d'un côté, les vierges sages, de bonnes Flamandes, sont assises, dévident le lin, tournent, en chantant des cantiques, auprès de lampes allumées, des rouets; de l'autre, sur l'herbe d'un pré, les vierges folles, quatre commères en liesse, se tiennent par la main et dansent en rond, tandis que la cinquième joue de la cornemuse et bat la mesure avec son pied, près des lampes vides. Au-dessus de la nuée, les cinq vierges sages mais effilées alors, charmantes et nues, brandissent les lumignons en flammes, montent vers une église gothique où le Christ les fait entrer, cependant que de l'autre côté les vierges folles, nues aussi sous leurs pâles toisons, frappent vainement à la porte close, en tenant d'une main fatiguée des flambeaux morts.