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«Les conversations qu'entendirent ces murs dans l'espace des quatre mois que nous vécûmes là ne peuvent pas se raconter. Vous m'avez fait souvent remarquer que Rosalie, entre les mains d'un honnête homme, fut infailliblement devenue une estimable ménagère. Cela est vrai. Entre les miennes, elle devint en peu de temps une compagne digne de moi. Elle ne voyait, n'entendait, ne sentait que par mes sens; elle faisait vraiment partie intégrante de ma chair. Je ne hurlais pas plutôt contre les hommes et contre le ciel qu'elle éclatait à l'octave, quand elle ne renchérissait pas sur mes imprécations. Nous raisonnions le crime à l'instar d'une opération commerciale, et appelions de toutes nos forces l'occasion de nous enrichir à l'aide d'un mauvais coup. Cependant, le jour, me croirez-vous? s'il m'arrivait de manier des billets de banque, j'avais à peine une tentation. Je pouvais risquer d'en cacher un et d'en mettre la perte sur le compte d'une erreur ou d'un accident. Cette seule idée m'étranglait. Ma conscience de Code pénal gardait mieux les billets que n'eût fait une escouade d'agents de police; mais, en revanche, que de fois je me suis dit: «Ah! quand donc me sera-t-il donné de pouvoir impunément violer la loi? quand donc pourrai-je, à la barbe de leurs bourreaux et de leur Dieu, commettre ce qu'ils appellent un crime?» Je ne devais être que trop bien entendu.

«Novembre allait venir. Chez Thillard, une catastrophe était imminente. Pour le caissier, la position n'était plus tenable. Il voulut parler à l'agent de change qui le renvoya brutalement à ses livres. Le 30 arriva. Je compris, à l'air du vieux Frédéric, que le moment était venu. Au lieu de nous payer, selon qu'il avait coutume, la veille du premier, il nous pria d'attendre jusqu'au lendemain. Un coup de foudre m'eût moins cruellement ébranlé. Il ne s'agissait sans doute que d'un délai; mais ce délai était pour nous la mort, puisque, faute d'argent, nous n'avions rien pris de tout le jour.

«Au dehors, le temps était en harmonie avec les lugubres pensées qui me comblaient. L'atmosphère était obscurcie d'un brouillard à ce point intense, surtout aux abords de la Seine, que, par ordre de police, en vue de prévenir les accidents, outre une chaîne de lampions semés au coin des rues, sur les places, sur les ponts, on avait organisé un service de guides armés de torches. Depuis plusieurs jours, je remarquais précisément la crue incessante des eaux et la submersion totale des berges. Notre quartier était entièrement désert; un silence funèbre nous enveloppait. Voyez-nous accroupis sur notre fumier, ayant faim, pénétrés de froid, et jugez, si la chose est possible, de nos angoisses et de notre désespoir! Ce fut alors que le suicide se présenta à mon esprit comme une ressource suprême.

«Par suite de cette même fatalité qui mettait Thillard sur ma route, j'avais entre les mains un agent de destruction, de tous, peut-être, le plus énergique et le plus rapide. Au collège, je m'étais activement occupé de chimie, et mon passage dans le laboratoire du pharmacien n'avait fait que raviver ce goût en moi. Lors de mon séjour chez ce dernier, inspiré uniquement par une curiosité puérile, je m'étais approprié deux fioles contenant, l'une de l'opium, l'autre, en verre noir cacheté, environ 12 grammes d'acide cyanhydrique, le plus actif des poisons connus. Pendant des années, je n'avais vécu que d'expédients; j'avais erré d'hôtel en hôtel, laissant dans celui-ci une malle, dans celui-là des livres, dans cet autre des papiers, et, chose étrange, jamais, dans aucun, je n'avais oublié ces fioles mortelles. Elles m'embarrassaient, m'importunaient; vingt fois je voulus les briser: toujours j'éprouvai une sourde résistance au moment de le faire. Je pourrais dire plus justement qu'elles me suivaient, s'accrochaient à moi, sans que ma volonté y fût pour rien.

«Rosalie, à qui je fis part de ma résolution, me répliqua sur-le-champ: «J'y pensais!» La crainte seule de trop souffrir la retenait encore. Je lui affirmai que ce poison produisait un effet analogue à celui de la foudre, que quelques gouttes suffisaient à donner la mort presque instantanément. Elle cessa d'hésiter. Trois ou quatre minutes de plus, et tout était fini. On frappa deux coups à la porte. Nous nous arrêtâmes frappés de stupeur. Peut-être bien nous étions-nous trompés. Mais deux chocs plus forts se renouvelèrent coup sur coup. Je n'avais rien à craindre. Je remis la fiole en place, et j'allai ouvrir.

«Un homme poussa la porte entr'ouverte et pénétra sans cérémonie jusqu'à la pièce où était la lumière. Notre stupeur redoubla en reconnaissant Thillard. Il était coiffé d'une casquette et enveloppé d'un ample manteau. Il avait à la main une valise pleine. À la vue de la misère qui suintait, pour ainsi dire, au travers des murailles de notre intérieur, il cacha mal son désappointement et son dégoût. Évidemment, ce qu'il voyait dépassait toutes ses prévisions. Toutefois, il parut faire de nécessité vertu. «J'ai à vous demander un service,» me dit-il. «Et d'abord peut-on rester ici quelques heures sans vous gêner?»

«Je m'inclinai en marque d'assentiment. Une émotion extraordinaire m'envahissait et paralysait ma langue. Thillard s'assura de la solidité d'une chaise, puis s'assit, disant: «Je suis sur pieds depuis ce matin, je n'en puis plus, et par-dessus le marché, je meurs de soif. Vous n'avez sans doute rien à boire chez vous?» Je fis signe que non. «Il n'est que onze heures,» continua Thillard, «peut-être trouverez-vous encore un marchand de vin ouvert et vous sera-t-il possible de vous procurer du vin et du sucre?» Il fouilla dans sa poche et en tira une pièce de cinq francs qu'il jeta sur la table. «Voyez donc aussi,» ajouta-t-il, «s'il n'y aurait pas moyen de faire un peu de feu, je suis glacé.» Toujours muet, j'indiquai à Rosalie, non moins interdite que moi, une vieille caisse, un tabouret, des fragments de pupitre, et lui fis comprendre par mes gestes qu'elle devait briser cela et y mettre le feu. Je sortis.

«Les ténèbres étaient plus profondes que jamais: sous les lanternes mêmes on ne voyait point la lumière du gaz. Je marchai à tâtons le long des murs; je gagnai, au jugé, vraiment, le pont Louis-Philippe; je suivis la rampe du quai, et parvins ainsi jusqu'à la place de Grève. Là, grâce à la profusion des lampions et des torches, à la lueur desquels je voyais ça et là passer quelques silhouettes, je pus mieux m'orienter. Vis-à-vis de l'hôtel de ville, du côté de l'eau, les marchands de vin, encombrés de clients, n'avaient hâte de fermer leurs comptoirs. Je trouvai ce que je cherchais, et je rebroussai chemin.

«Cependant, que se passait-il dans ma tête? Il doit se passer quelque chose de semblable dans celle d'un général au plus fort de la bataille. Malgré un froid pénétrant, mon corps brûlait, mon cerveau était en ébullition. Les idées y affluaient avec une impétuosité inconcevable. C'était comme vingt éclairs qui se croisent en même temps sur un ciel noir. Je pensai tout ceci en quelque sorte à la fois: «Thillard est un scélérat; il fuit, il est chargé d'or; nul ne sait qu'il est chez moi. J'ai un poison qui ne laisse aucune trace; lui-même m'offre le moyen de le lui administrer; le quartier est désert, le brouillard impénétrable, la Seine haute; Rosalie est à ma discrétion; l'impunité est certaine, etc, etc.» Jamais je n'eusse cru mon entendement capable d'une opération aussi complexe. J'allai jusqu'à penser qu'il y avait une Providence, que cette Providence était ma complice, qu'elle se servait de ma main pour châtier un criminel, que j'accomplissais un devoir, une mission même. Bien qu'en proie à la fièvre, je rentrai maître de moi. J'appelai Rosalie dans la pièce du devant et lui dis à voix basse, rapidement, d'un accent saccadé: «Ne t'émeus de rien; du sang-froid, de l'audace; obéis-moi en tout; il n'y a rien à craindre; notre fortune est faite.» Je m'aperçus, à son frisson et à son serrement de main, qu'elle m'avait deviné.