Изменить стиль страницы

Le vieux chemineau avait d’abord enveloppé d’un regard plein de méfiance le jeune homme qu’il voyait pour la première fois…

Mais, presque aussitôt, ses traits se détendirent et ce fut d’une voix où perçait une réelle émotion qu’il répondit:

– Bien souvent, monsieur, depuis que je suis revenu à moi, j’ai demandé à M. le docteur le nom de la personne généreuse à qui je devais tous les soins dont j’étais entouré. M. le docteur me répondait toujours qu’il ne pouvait pas me le dire, et je me contentais de bénir en moi-même mon bienfaiteur inconnu… Puisque enfin vous voulez bien vous révéler à moi, croyez, monsieur, que je suis profondément heureux de vous exprimer ma vive gratitude.

Roger tendit la main à Kerjean en disant:

– Soyez certain que chaque jour je me félicite de vous avoir sauvé la vie.

– Vous êtes un homme de cœur, monsieur, et je vous remercie.

– Je tâche simplement d’être humain…

– Encore merci.

– Maintenant, monsieur Kerjean, reprenait le frère de Judex, que comptez-vous faire?

– Je n’en sais trop rien…, répondit l’ancien meunier des Sablons… d’un ton mélancolique… À mon âge, ce n’est pas très commode de trouver de l’ouvrage.

– Si je vous offrais une bonne place bien tranquille, où non seulement vous seriez à l’abri du besoin jusqu’à la fin de vos jours, mais où l’on vous laisserait encore le temps de vaquer à vos affaires de famille?…

À ces mots, Kerjean considéra, cette fois, son interlocuteur d’un air stupéfait.

– Monsieur, fit-il, vous me voyez confus de toutes les bontés que vous avez pour moi. Puis-je savoir comment je les ai méritées?

– Parce que vous êtes malheureux.

– C’est vrai! fit le vieillard.

Et avec un accent de douloureuse amertume, il ajouta d’une voix sourde, en courbant le front:

– Vous ne me connaissez pas?

Le frère de Judex le fixant alors bien en face répliqua d’une voix aux vibrations étranges:

– Vous vous trompez, Kerjean, je vous connais; et c’est parce que je vous connais que je veux vous emmener avec moi.

Kerjean qui, à ces mots, avait redressé la tête, demeura un instant silencieux, immobile, soutenant avec force le regard de Roger.

Puis, d’un ton résolu, il répliqua:

– C’est entendu, monsieur. Je vous suis!

Après avoir pris congé du Dr Gortais, le frère de Judex et son protégé quittèrent la clinique et montèrent dans une rapide et puissante automobile qui les emmena directement au Château-Rouge.

En route, Roger avait prévenu Kerjean:

– Vous allez voir des choses qui vont vous surprendre et vous réjouir… Pour l’instant je ne puis vous en dire davantage. Ayez confiance en moi, comme j’ai confiance en vous…

Le chemineau, de plus en plus intrigué, suivit docilement Roger…

Celui-ci, après l’avoir fait monter aux ruines, le conduisit à travers le dédale de couloirs et de souterrains au milieu desquels il était impossible de se reconnaître et l’introduisit auprès de son frère qui travaillait dans son laboratoire.

À la vue de Kerjean, Judex se leva, superbe, imposant, plus énigmatique que jamais dans son dolman de velours noir… qui faisait ressortir l’élégance de sa stature, en même temps que l’étrange beauté de son visage.

– Kerjean…, attaqua-t-il, en dehors de mon frère et de moi… vous êtes le seul être vivant qui ait pénétré librement dans cette salle. Ainsi que mon frère a dû vous le dire, j’ai résolu de faire votre bonheur.

– Le bonheur…, croyez-vous que cela me soit encore possible? fit l’ancien bagnard.

– Je veux tout mettre en œuvre pour vous l’assurer…

– Qui vous dit que je l’aie mérité?

– J’en suis sûr, parce que vous avez souffert, parce que vous souffrez.

– Vous savez donc?

– Je sais que vous êtes une victime du banquier Favraux et cela me suffit.

– Vous le haïssez donc?

– Plus que vous ne pouvez le haïr vous-même.

Alors Kerjean s’écria en un rugissement de rage:

– Pourquoi ne puis-je plus me venger de lui? Pourquoi faut-il que la mort me l’ait volé?

– Favraux n’est pas mort! laissa échapper solennellement Judex.

– Favraux n’est pas mort? répétait Kerjean avec un accent de doute. Pourtant, monsieur, j’ai lu dans un journal qu’il avait succombé subitement au milieu d’un grand dîner.

– Et moi je vous dis que Favraux est vivant!… fit Judex d’une voix éclatante…

Et, saisissant Kerjean par le bras, il l’amena jusqu’au miroir métallique qui donnait dans la cellule du banquier, et que Roger fit lentement manœuvrer.

À la vue de son ennemi, gisant, en costume de prisonnier sur les dalles d’une cellule et prostré dans le désespoir d’une morne épouvante, le vieux Kerjean s’écria, les poings crispés, le sang aux tempes, saisi à la fois d’une joie et d’une fureur indicibles:

– C’est lui! je le reconnais… C’est bien lui!… le bandit!… le monstre!… Il est vivant… vivant… vivant!

Tandis que Roger remettait le miroir en place, Kerjean se tourna vers Judex, qui, superbe de dignité imposante et de calme vengeur… les bras croisés… attendait.

Et le vieux meunier des Sablons, dominé lui aussi par la majesté émanant du mystérieux personnage qui le considérait avec une expression d’indicible bonté, s’écria:

– Qui donc êtes-vous?…

Judex répondit:

– Ce que vous allez être vous-même, Kerjean… Je suis un justicier!