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– C’est vrai!

– Je ne puis que t’approuver, puisque c’est à ce geste généreux que je dois la vie. Mais maintenant que j’ai reconquis, non seulement l’existence, mais aussi la liberté, je vais aussitôt rentrer à Paris, faire valoir mes droits. Il faudra bien que l’on me rende ma fortune… et nous verrons bien alors si M. Jacques de Trémeuse ose de nouveau s’attaquer à moi!

– Mon père, reprenait Jacqueline d’une voix grave et douloureuse, Jacques de Trémeuse, pas plus que sa mère ni son frère, ne feront plus jamais rien contre vous.

– Ils feront bien!

– Ils vous ont pardonné dans toute la loyauté de leur âme entièrement apaisée. Je réponds d’eux comme de moi-même.

– Eh bien alors! scandait le banquier dont les instincts brutaux, égoïstes, au cours de la terrible expérience qu’il venait de traverser, n’avaient pas entièrement disparu…

– Je vous en conjure, poursuivait l’admirable créature, ne vous offensez pas de ce que je m’en vais vous dire… Mais il faut que je vous parle, oui, il faut que je vous dise tout ce que j’ai sur le cœur… La tendresse que je vous porte, l’amour de mon enfant me l’ordonnent si impérieusement que, malgré ma crainte de vous affliger, je ne puis résister à l’ordre supérieur que me dicte ma conscience de mère, de fille et d’honnête femme.

– Parle, invitait Favraut, dont la figure avait quelque peu repris son ancienne expression de dureté.

Alors, faisant appel à tout son courage, la fille du banquier exprima:

– Je n’ai pas à vous juger… Donc, aucun reproche ne s’échappera de ma bouche… En cette heure comme en toute autre, j’ai le strict devoir de ne me souvenir que d’une chose: c’est que vous êtes mon père. Cependant, il est de mon devoir de vous prévenir que je n’ignore rien des circonstances dans lesquelles vous avez acquis votre fortune.

– Que veux-tu dire?

– J’ai eu sous les yeux les preuves impitoyables… hélas! des moyens que vous avez employés pour vous enrichir… Je suis au courant de tout… Épargnez-moi des précisions qui vous seraient aussi pénibles qu’à moi-même.

Et comme Favraut avait un geste d’impatience voisin de la colère, Jacqueline, toujours divinement douce et miséricordieuse, poursuivit:

– Je sais… j’ai vu… j’ai eu sous les yeux les documents révélateurs…

– Et qui t’a dit? interrogeait le marchand d’or, haletant d’émotion.

– Vallières.

– C’était donc ce traître!

– Il s’appelait Jacques de Trémeuse.

– Comment… c’était lui… lui! s’écria le père de Jacqueline. Ah! maintenant, je comprends comment il a pu si facilement exercer sa vengeance. Ah! il est très fort… M. Jacques de Trémeuse… oui, très fort, beaucoup plus fort que moi.

Et, s’exaltant jusqu’à la plus inconsciente des incohérences, il s’écria:

– Et si, à mon tour, je lui déclarais la guerre?… Si, à mon tour, je me décidais à prendre sur lui la revanche à laquelle j’ai droit?… Dans quelques jours j’aurai reconquis ma puissance… Eh bien, puisqu’il en est ainsi, je le broierai comme j’en ai broyé tant d’autres… Mais moi je ne serai pas aussi faible, je ne serai pas aussi stupide que lui… Je ne me laisserai pas désarmer, ni attendrir, dans le duel à mort qui va s’engager entre nous deux… Et, s’il a eu pitié de moi, je te jure que moi je n’aurai pas pitié de lui!

– Père! s’écria la jeune femme, incapable de se maîtriser davantage… Père, vous oubliez donc qui a commencé?

– Ah! il t’a dit aussi?…

– Oui, et voilà pourquoi je vous adjure d’oublier son acte de vengeance, pour ne plus vous souvenir jamais que de son geste de pardon.

– Tu ignores donc ce que j’ai souffert?

– Et lui… et cette pauvre femme qu’a été Mme de Trémeuse…

– Voilà que tu les défends!

– Je vous l’ai dit, mon père: je sais!… et si je déplore de toutes les forces de mon être les haines effroyables qui vous jettent ainsi les uns contre les autres… je ne puis cependant, malgré les liens du sang et l’affection qui m’unissent à vous, je ne puis cependant oublier que c’est vous qui les avez provoquées!

– Voilà que tu prends parti contre moi!

– Je cherche avant tout à vous défendre contre vous-même.

– Pour se disculper à tes yeux… Judex, se voyant découvert, a inventé sans doute quelque histoire imbécile!

– Nierez-vous qu’après avoir voulu déshonorer sa mère… vous avez amené son père au suicide?

– Mensonge!

– Vous ne voudriez cependant pas, mon père, me placer dans la cruelle nécessité de provoquer un débat d’où, c’est affreux à dire, vous ne pourriez pas sortir victorieux?

– Jacqueline!

– Calmez-vous… Redevenez comme vous étiez tout à l’heure… très doux… très bon.

– Tais-toi!

Et, comme si la folie s’emparait à nouveau de lui, Favraut s’écria d’une voix rauque, les yeux injectés de sang et tout le corps agité d’un tremblement de rage:

– Je veux voir Judex… je veux lui parler… je veux lui crier ma haine… je veux le tuer, oui, le tuer… de mes mains.

Mais Jacqueline se précipitait vers son père en criant:

– Vous voulez donc me faire mourir?

Ce cri déchirant parti du fond du cœur de l’héroïque jeune femme parut produire sur le banquier une impression aussi profonde qu’instantanée.

Il s’arrêta tout interdit, regardant sa fille avec une expression encore égarée, mais d’où toute fureur était cependant absente… et il bégaya:

– Toi mourir… non, non, je ne veux pas!…

Et, se laissant tomber sur un fauteuil, il s’écria en comprimant son front entre ses mains:

– Je ne sais plus, moi!… je ne sais plus!

Jacqueline l’avait rejoint… Doucement elle s’était assise près de lui… se penchant, toujours tutélaire, et bien décidée à mener jusqu’au bout ce tragique et sublime effort qu’elle avait entrepris pour arracher de l’âme ulcérée du banquier tous les mauvais instincts, tous les pires sentiments qui en avaient fait un criminel… Et doucement, sans violence, rien que par la force de la persuasion et de la tendresse, elle commençait sa tâche… la plus noble des tâches… le salut d’un père par son enfant.

– Écoutez-moi encore, disait-elle… Il n’y aura plus besoin de longues paroles entre nous… Je le vois… je le sens… vous avez commencé à me comprendre, vous allez me comprendre tout à fait. Père, croyez-moi… nous pouvons être si heureux… oh! oui, si heureux… surtout sans cet or maudit… cause de tous vos malheurs… raison de toutes mes larmes. Ma santé s’est rétablie… je vais pouvoir travailler… vous êtes jeune encore… Après quelque temps de repos, je suis sûre que vous éprouverez le besoin de vous remettre vous aussi à l’ouvrage. Nous nous en irons à l’étranger… en Amérique… où je ne doute pas un seul instant que, grâce à vos admirables qualités d’intelligence, d’énergie et de volonté, vous ne parviendrez à vous refaire promptement une fortune sinon aussi considérable que la première, mais tout au moins une situation d’autant plus solide et enviable qu’elle ne devra sa réalisation qu’aux plus honorables moyens.