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– Le froid, docteur…

– J’ai mon manteau.

– La ville est peu sûre.

– Vingt fois, depuis vingt ans, on m’a arrêté la nuit. J’ai toujours répondu: «Mon ami, je suis médecin, et je me rends chez un malade… Voulez-vous mon manteau? Prenez-le; mais ne me tuez pas; car, sans moi, mon malade mourrait.» Et, remarquez-le bien, monsieur, ce manteau a vingt ans de service. Les voleurs me l’ont toujours laissé.

– Bon docteur!… Demain, n’est-ce pas?

– Demain, à huit heures, je serai ici. Adieu.

Le docteur prescrivit à la servante quelques soins et beaucoup d’assiduité près de la malade. Il voulait que l’enfant fût placé près de la mère, Philippe le supplia de l’éloigner, se rappelant encore les dernières manifestations de sa sœur.

Louis installa donc lui-même cet enfant dans la chambre de la servante, puis s’esquiva par la rue Montorgueil, tandis que le fiacre emmenait Philippe du côté du Roule.

La servante s’endormit dans le fauteuil, près de sa maîtresse.

Chapitre CLVIII L’enlèvement

Dans les intervalles de ce sommeil réparateur qui suit les grandes fatigues, l’esprit semble avoir conquis une double puissance: la faculté d’apprécier le bien-être de la situation, et la faculté de veiller sur le corps, dont la prostration est semblable à la mort.

Andrée, revenue au sentiment de la vie, ouvrit les yeux et vit à ses côtés la servante qui dormait. Elle entendit le pétillement joyeux de l’âtre, et admira ce silence ouaté de la chambre, où tout reposait comme elle…

Cette intelligence n’était pas toute la veille; ce n’était pas non plus tout le sommeil. Andrée prenait plaisir à prolonger cet état d’indécision, de molle somnolence; elle laissait les idées renaître les unes après les autres dans son cerveau fatigué, comme si elle eût craint l’invasion subite de sa raison tout entière.

Soudain un vagissement lointain, faible, perceptible à peine, arriva jusqu’à son oreille à travers l’épaisseur de la cloison.

Ce bruit rendit à Andrée les tressaillements qui l’avaient tant fait souffrir. Il lui rendit ce mouvement haineux qui, depuis quelques mois, troublait son innocence et sa bonté, comme le choc trouble un breuvage dans les vases où sommeille la lie.

De ce moment, il n’y eut plus pour Andrée de sommeil ni de repos, elle se souvenait, elle haïssait.

Mais la force des sensations est, d’ordinaire, en raison des forces corporelles. Andrée ne trouva plus cette vigueur qu’elle avait manifestée dans sa scène du soir avec Philippe.

Le cri de l’enfant lui frappa le cerveau comme une douleur d’abord, puis comme une gêne… Elle en vint à se demander si Philippe, en éloignant cet enfant avec sa délicatesse accoutumée, n’avait pas été l’exécuteur d’une volonté un peu cruelle.

La pensée du mal qu’on souhaite à une créature ne répugne jamais autant que le spectacle de ce mal. Andrée, qui exécrait cet enfant invisible, cette idéalité, Andrée, qui désirait sa mort, fut blessée d’entendre crier le malheureux.

– Il souffre, pensa-t-elle.

Et aussitôt elle se répondit:

– Pourquoi m’intéresserais-je à ses souffrances… moi… la plus infortunée des créatures vivantes?

L’enfant poussa un nouveau cri plus articulé, plus douloureux.

Alors Andrée s’aperçut que cette voix semblait éveiller en elle une voix inquiète, et sentit son cœur tiré comme par un lien invisible vers l’être abandonné qui gémissait.

Ce qu’avait pressenti la jeune fille se réalisait. La nature avait accompli l’une de ses préparations; la douleur physique, cette puissante attache, venait de souder le cœur de la mère au moindre mouvement de son enfant.

– Il ne faut pas, pensa Andrée, que ce pauvre orphelin crie en ce moment, crie vengeance contre moi vers le ciel. Dieu a mis dans ces petites créatures, à peine écloses, la plus éloquente des voix… On peut les tuer, c’est-à-dire les exempter de la souffrance, on n’a pas le droit de leur infliger une torture… Si l’on en avait le droit, Dieu ne leur aurait pas permis de se plaindre ainsi.

Andrée souleva la tête et voulut appeler sa servante; mais sa faible voix ne put réveiller la robuste paysanne: déjà l’enfant ne gémissait plus.

– Sans doute, pensa Andrée, la nourrice est arrivée, car j’entends le bruit de la première porte… Oui, l’on marche dans la chambre voisine… et la petite créature ne se plaint plus… une protection étrangère s’étend déjà sur elle, et rassure son informe intelligence. Oh! celle-là est donc la mère, qui prend soin de l’enfant?… Pour quelques écus… l’enfant sorti de mes entrailles trouvera une mère; et, plus tard, passant près de moi qui ai tant souffert, près de moi dont la vie lui causa la vie, cet enfant ne me regardera pas, et dira: «Ma mère!» à une mercenaire plus généreuse en son amour intéressé, que moi dans mon juste ressentiment… Cela ne sera pas… J’ai souffert, j’ai acheté le droit de regarder cette créature en face… j’ai le droit de la forcer à m’aimer pour mes soins, à me respecter pour mon sacrifice et mes douleurs!

Elle fit un mouvement plus prononcé, rassembla ses forces et appela:

– Marguerite! Marguerite!

La servante s’éveilla lourdement et sans bouger de son fauteuil, où la clouait un engourdissement presque léthargique.

– M’entendez-vous? dit Andrée.

– Oui, madame, oui! dit Marguerite, qui venait de comprendre.

Et elle s’approcha du lit.

– Madame veut boire?

– Non…

– Madame veut savoir l’heure, peut-être?

– Non… non.

Et ses yeux ne quittaient point la porte de la chambre voisine.

– Ah! je comprends… Madame veut savoir si monsieur son frère est revenu?

On voyait Andrée lutter contre son désir avec toute la faiblesse d’une âme orgueilleuse, avec toute l’énergie d’un cœur chaud et généreux.

Je veux, articula-t-elle enfin, je veux… Ouvrez donc cette porte, Marguerite.

– Oui, madame… Ah! comme il fait froid par là!… Le vent, madame!… quel vent!…

Le vent s’engouffra en effet dans la chambre même d’Andrée et secoua la flamme des bougies et de la veilleuse.

– C’est la nourrice qui aura laissé une porte ou une fenêtre ouverte. Voyez, Marguerite, voyez… Cet… enfant doit avoir froid…

Marguerite se dirigea vers la chambre voisine.

– Je vais le couvrir, madame, dit-elle.

– Non… non! murmura Andrée d’une voix brève et saccadée; apportez-le moi.