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– Tu es encore cette fois illogique, Gilbert. Tu me disais, il n’y a qu’un moment: «Je vous demande vingt mille livres, que vous me devez

– C’est vrai; mais vous m’avez gagné le cœur.

– J’en suis aise, dit Balsamo sans aucune expression. Ainsi, tu seras à moi, si je veux?

– Oui.

– Que sais-tu faire?

– Rien; mais tout est dans moi.

– C’est vrai.

– Mais je veux avoir dans ma poche un moyen de quitter la France en deux heures, si besoin était.

– Ah! voilà mon service déserté.

– Je saurai bien vous revenir.

– Et je saurai bien te retrouver. Voyons, terminons là, causer si longuement me fatigue. Avance la table.

– Voici.

– Passe-moi les papiers qui sont dans ce petit carton sur le chiffonnier.

– Voici.

Balsamo prit les papiers, et lut à mi-voix les lignes sur un des papiers couvert de trois signatures, ou plutôt de trois chiffres étranges.

«Le 15 décembre, au Havre, pour Boston, P. J. l’Adonis

– Que penses-tu de l’Amérique, Gilbert?

– Que ce n’est pas la France, et qu’il me sera fort doux d’aller par mer, à un moment donné, dans un pays quelconque qui ne sera pas la France.

– Bien!… Vers le 15 décembre: n’est-ce pas ce moment donné dont tu parles?

Gilbert compta sur ses doigts en réfléchissant.

– Précisément, dit-il.

Balsamo prit une plume et se contenta d’écrire sur une feuille blanche ces deux lignes:

«Recevez sur l’Adonis un passager.

Joseph Balsamo.»

– Mais ce papier est dangereux, dit Gilbert, et moi qui cherche un gîte, je pourrai bien trouver la Bastille.

– À force d’avoir de l’esprit, on ressemble à un sot, dit le comte. L’Adonis, mon cher monsieur Gilbert, est un navire marchand dont je suis le principal armateur.

– Pardonnez-moi, monsieur le comte, dit Gilbert en s’inclinant; je suis, en effet, un misérable à qui la tête tourne quelquefois, mais jamais deux fois de suite; pardonnez-moi donc, et croyez à toute ma reconnaissance.

– Allez, mon ami.

– Adieu, monsieur le comte.

– Au revoir, dit Balsamo en lui tournant le dos.

Chapitre CLVI Dernière audience

En novembre, c’est-à-dire plusieurs mois après les événements que nous avons racontés, Philippe de Taverney sortit de grand matin pour la saison, c’est-à-dire au petit jour, de la maison qu’il habitait avec sa sœur. Déjà s’étaient éveillées, sous les lanternes encore allumées, toutes les petites industries parisiennes: les petits gâteaux fumants que le pauvre marchand de la campagne dévore comme un régal à l’air vif du matin, les hottes chargées de légumes, les charrettes pleines de poissons et d’huîtres qui courent à la halle, et, dans ce mouvement de la foule laborieuse, une sorte de réserve imposée aux travailleurs par le respect du sommeil des riches.

Philippe se hâta de traverser le quartier populeux et embarrassé qu’il habitait pour gagner les Champs-Élysées, absolument déserts.

Les feuilles tournoyaient rouillées à la cime des arbres; la plus grande partie jonchait déjà les allées battues du Cours la Reine, et les jeux de boule, abandonnés à cette heure, étaient cachés sous un épais tapis de ces feuilles frissonnantes.

Le jeune homme était vêtu, comme les bourgeois les plus aisés de Paris, d’un habit à larges basques, d’une culotte et de bas de soie; il portait l’épée; sa coiffure, très soignée, annonçait qu’il avait dû se livrer bien longtemps avant le jour aux mains du perruquier, ressource suprême de toute la beauté de cette époque.

Aussi, quand Philippe s’aperçut que le vent du matin commençait à déranger sa coiffure et à disperser la poudre, promena-t-il un regard plein de déplaisir sur l’avenue des Champs-Élysées, pour voir si quelqu’une des voitures de louage affectées au service de cette route ne se serait pas déjà mise en chemin.

Il n’attendit pas longtemps: un carrosse usé, fané, brisé, tiré par une maigre jument isabelle, commençait à cahoter la route; son cocher, à l’œil vigilant et morne, cherchait au loin un voyageur dans les arbres, comme Énée un de ses vaisseaux dans les vagues de la mer Tyrrhénienne.

En apercevant Philippe, l’automédon fit sentir plus énergiquement le fouet à sa jument; si bien que le carrosse rejoignit le voyageur.

– Arrangez-vous de façon, dit Philippe, qu’à neuf heures précises je sois à Versailles, et vous aurez un demi-écu.

À neuf heures, en effet, Philippe avait de la dauphine une de ces audiences matinales comme elle commençait à en donner. Vigilante et s’affranchissant de toute loi d’étiquette, la princesse avait l’habitude de visiter le matin les travaux qu’elle faisait exécuter dans Trianon; et, trouvant sur son passage les solliciteurs à qui elle avait accordé un entretien, elle terminait rapidement avec eux, avec une présence d’esprit et une affabilité qui n’excluaient point la dignité, parfois même la hauteur, quand elle s’apercevait qu’on se méprenait à ses délicatesses.

Philippe avait d’abord résolu de faire la route à pied, car il en était réduit aux plus dures économies; mais le sentiment de l’amour-propre, ou peut-être seulement celui d’un respect que tout militaire ne perd jamais pour sa tenue vis-à-vis du supérieur, avait forcé le jeune homme à dépenser une journée d’économies pour se rendre en habit décent à Versailles.

Philippe comptait bien revenir à pied. Sur le même degré de l’échelle, partis de deux points opposés, le patricien Philippe et le plébéien Gilbert s’étaient, comme on voit, rencontrés.

Philippe revit, avec le cœur serré, tout ce Versailles encore magique, où tant de rêves dorés et roses l’avaient enchanté de leurs promesses. Il revit avec le cœur brisé Trianon, souvenir de malheur et de honte; à neuf heures précises, il longeait, muni de sa lettre d’audience, le petit parterre aux abords du pavillon.

Il aperçut, à une distance de cent pas environ, la princesse causant avec son architecte, enveloppée de fourrures de martre, bien qu’il ne fît pas un temps froid; la jeune dauphine, avec un petit chapeau comme les dames de Watteau, se détachait sur les haies d’arbres verts. Quelquefois le son de sa voix argentine et vibrante arrivait jusqu’à Philippe, et remuait en lui des sentiments qui, d’ordinaire, effacent tout ce qui est chagrin dans un cœur blessé.

Plusieurs personnes, favorisées d’audiences comme Philippe, se présentèrent les unes après les autres à la porte du pavillon, dans l’antichambre duquel un huissier les venait chercher à tour de rôle. Placées sur le passage de la princesse chaque fois qu’elle revenait en sens inverse, avec Mique, ces personnes recevaient un mot de Marie-Antoinette, ou même la faveur spéciale d’un échange de quelques paroles dites en particulier.