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– Philippe, dit-il, je vous permets de signer de notre nom le premier traité de philosophie que vous publierez. Quant à Andrée… pour son premier ouvrage… conseillez-lui de l’appeler Louis ou Louise: c’est un nom qui porte bonheur.

Et il sortit en ricanant. Philippe, l’œil sanglant, le front en feu, serra de sa main la garde de son épée, en murmurant:

– Mon Dieu! donnez-moi la patience, accordez-moi l’oubli!

Chapitre CLI Le cas de conscience

Après avoir transcrit, avec ce soin méticuleux qui le caractérisait, quelques pages de ses Rêveries d’un promeneur solitaire, Rousseau venait de terminer un frugal déjeuner.

Quoiqu’une retraite lui eût été offerte par M. de Girardin dans les délicieux jardins d’Ermenonville, Rousseau, hésitant à se soumettre à l’esclavage des grands, comme il disait dans sa monomanie misanthropique, habitait encore ce petit logement de la rue Plâtrière que nous connaissons.

De son côté, Thérèse, ayant achevé de mettre en ordre le petit ménage, venait de prendre son panier pour aller à la provision.

Il était neuf heures du matin.

La ménagère, selon son habitude, vint demander à Rousseau ce qu’il préférait pour le dîner du jour.

Rousseau sortit de sa rêverie, leva lentement la tête et regarda Thérèse comme fait un homme à moitié éveillé.

– Tout ce que vous voudrez, dit-il, pourvu qu’il y ait des cerises et des fleurs.

– On verra, dit Thérèse, si tout cela n’est pas trop cher.

– Bien entendu, dit Rousseau.

– Car enfin, continua Thérèse, je ne sais pas si ce que vous faites ne vaut rien, mais il me semble qu’on ne vous paie plus comme autrefois.

– Tu te trompes, Thérèse, on me paie le même prix; mais je me fatigue et travaille moins, et puis mon libraire est en retard avec moi d’un demi-volume.

– Vous verrez que celui-là vous fera encore banqueroute.

– Il faut espérer que non, c’est un honnête homme.

– Un honnête homme, un honnête homme! Quand vous avez dit cela, vous croyez avoir tout dit.

– J’ai dit beaucoup, au moins, répliqua Rousseau en souriant; car je ne le dis pas de tout le monde.

– C’est pas étonnant: vous êtes si maussade!

– Thérèse, nous nous éloignons de la question.

– Oui, vous voulez vos cerises, gourmand; vous voulez vos fleurs, sybarite!

– Que voulez-vous! ma bonne ménagère, répliqua Rousseau avec une patience d’ange, j’ai le cœur et la tête si malades, que, ne pouvant sortir, je me récréerai, du moins, à voir un peu de ce que Dieu jette à pleines mains dans les campagnes.

En effet, Rousseau était pâle et engourdi, et ses mains paresseuses feuilletaient un livre que ses yeux ne lisaient pas.

Thérèse secoua la tête.

– C’est bon, c’est bon, dit-elle, je sors pour une heure; souvenez-vous bien que je mets la clef sous le paillasson, et que, si vous en avez besoin…

– Oh! je ne sortirai pas, dit Rousseau.

– Je sais bien que vous ne sortirez pas, puisque vous ne pouvez pas tenir debout; mais je vous dis cela pour que vous fassiez un peu attention aux gens qui peuvent venir et que vous ouvriez si l’on sonne; car, si l’on sonne, vous serez sûr que ce n’est pas moi.

– Merci, bonne Thérèse, merci; allez.

La gouvernante sortit en grommelant selon son habitude; mais le bruit de son pas lourd et traînant se fit encore entendre longtemps dans l’escalier.

Mais, aussitôt que la porte fut refermée, Rousseau profita de son isolement pour s’étendre avec délices sur sa chaise, regarda les oiseaux qui becquetaient sur la fenêtre un peu de mie de pain, et respira tout le soleil qui filtrait entre les cheminées des maisons voisines.

Sa pensée, jeune et rapide, n’eut pas plus tôt senti la liberté qu’elle ouvrit ses ailes comme faisaient ces passereaux après leurs joyeux repas.

Tout à coup la porte d’entrée cria sur ses gonds et vint arracher le philosophe à sa douce somnolence.

– Eh quoi! se dit-il, déjà de retour!… me serais-je endormi quand je croyais rêver seulement?

La porte de son cabinet s’ouvrit lentement à son tour.

Rousseau tournait le dos à cette porte; convaincu que c’était Thérèse qui rentrait, il ne se dérangea même pas.

Il se fit un moment de silence.

Puis, au milieu de ce silence:

– Pardon, monsieur, dit une voix qui fit tressaillir le philosophe.

Rousseau se retourna vivement.

– Gilbert! dit-il.

– Oui, Gilbert; encore une fois, pardon, monsieur Rousseau.

C’était Gilbert, en effet.

Mais Gilbert hâve et les cheveux épars, cachant mal, sous ses vêtements en désordre, ses membres amaigris et tremblotants; Gilbert, en un mot, dont l’aspect fit frémir Rousseau et lui arracha une exclamation de pitié qui ressemblait à de l’inquiétude.

Gilbert avait le regard fixe et lumineux des oiseaux de proie affamés; un sourire de timidité affectée contrastait avec ce regard comme ferait, avec le haut d’une tête sérieuse d’aigle, le bas d’une tête railleuse de loup ou de renard.

– Que venez-vous faire ici? s’écria vivement Rousseau, qui n’aimait pas le désordre et le regardait chez autrui comme un indice de mauvais dessein.

– Monsieur, répondit Gilbert, j’ai faim.

Rousseau frissonna en entendant le son de cette voix qui proférait le plus terrible mot de la langue humaine.

– Et comment êtes-vous entré ici? demanda-t-il. La porte était fermée.

– Monsieur, je sais que madame Thérèse met ordinairement la clef sous le paillasson; j’ai attendu que madame Thérèse fût sortie, car elle ne m’aime pas et aurait peut-être refusé de me recevoir ou de m’introduire près de vous; alors, vous sachant seul, j’ai monté, j’ai pris la clef dans la cachette, et me voici.

Rousseau se souleva sur les deux bras de son fauteuil.

– Écoutez-moi, dit Gilbert, un moment, un seul moment, et je vous jure, monsieur Rousseau, que je mérite d’être entendu.

– Voyons, répondit Rousseau saisi de stupeur à la vue de cette figure qui n’offrait plus aucune expression des sentiments communs à la généralité des hommes.

– J’aurais dû commencer par vous dire que je suis réduit à une telle extrémité, que je ne sais si je dois voler, me tuer ou faire pis encore… Oh! ne craignez rien, mon maître et mon protecteur, dit Gilbert d’une voix pleine de douceur; car je crois, en y réfléchissant, que je n’aurai pas besoin de me tuer et que je mourrai bien sans cela… Depuis huit jours que je me suis enfui de Trianon, je parcours les bois et les plaines sans manger autre chose que des légumes verts ou quelques fruits sauvages dans les bois. Je suis sans forces. Je tombe de fatigue et d’inanition. Quant à voler, ce n’est pas chez vous que je le tenterai; j’aime trop votre maison, monsieur Rousseau. Quant à cette troisième chose, oh! pour l’accomplir…