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Rien ne vint l’éclairer. Il aperçut seulement une fois le visage de la dauphine qui s’approcha de la fenêtre pour regarder derrière les vitres la cour, que peut-être elle n’avait jamais vue.

Il put aussi distinguer le docteur Louis ouvrant cette fenêtre, afin de laisser passer un peu d’air dans la chambre. Quant à entendre ce qui se disait, quant à voir le jeu des physionomies, Gilbert ne le put; un épais rideau, qui servait de store, retomba le long de la fenêtre et intercepta tout le sens de la scène.

On peut juger des angoisses du jeune homme. Le médecin, à l’œil de lynx, avait découvert le mystère. L’éclat devait avoir lieu, non pas immédiatement, car Gilbert supposait avec raison que la présence de la dauphine serait un obstacle, mais tout à l’heure, entre le père et la fille, après le départ des deux personnes étrangères.

Gilbert, ivre de douleur et d’impatience, battait avec sa tête les deux parois de la mansarde.

Il vit M. de Taverney sortir avec madame la dauphine, et le docteur était déjà parti.

C’est entre M. de Taverney et la dauphine, se dit-il, que l’explication aura lieu.

Le baron ne revint pas trouver sa fille; Andrée resta seule chez elle et passa le temps sur son sofa, tantôt à une lecture que les spasmes et la migraine la forçaient d’interrompre, tantôt dans des méditations d’une profondeur et d’une impassibilité tellement étranges, que Gilbert les prenait pour des extases, lorsqu’il en surprenait une période par l’entrebâillement du rideau que le vent soulevait.

Andrée, fatiguée de douleurs et d’émotions, s’endormit. Gilbert profita de ce répit pour aller recueillir au dehors les bruits et les commentaires.

Ce temps lui fut précieux, à cause des réflexions qu’il lui donna le temps de faire.

Le danger était tellement imminent, qu’il s’agissait de le combattre par une résolution soudaine, héroïque.

Ce fut le premier point d’appui sur lequel cet esprit chancelant, à force d’être subtil, retrouva du ressort et du repos.

Mais quelle résolution prendre? Un changement dans des circonstances pareilles est une révélation. La fuite? Ah! oui! la fuite, avec cette énergie de la jeunesse, avec cette vigueur du désespoir et de la peur, qui doublent les forces d’un homme et les égalent à celles de toute une armée… Se cacher le jour, marcher la nuit, et parvenir enfin…

Où?

En quel endroit se cacher si bien, que ne puisse y atteindre le bras vengeur de la justice du roi?

Gilbert connaissait les mœurs de la campagne. Que pense-t-on dans des pays presque sauvages, presque déserts – car, pour les villes, il n’y faut pas songer -? Que pense-t-on dans une bourgade, dans un hameau, de l’étranger qui vient mendier un jour son pain, ou qu’on soupçonne de le voler? Et puis Gilbert se savait par cœur: une figure remarquable, une figure qui désormais porterait l’empreinte indélébile d’un secret terrible, attirerait l’attention du premier observateur. Fuir était déjà un danger; mais être découvert, c’était une honte.

La fuite devait faire juger Gilbert coupable; il repoussa cette idée et, comme si son esprit n’eût eu de forces que tout juste pour trouver une idée, le malheureux, après la fuite, trouva la mort.

C’était la première fois qu’il y songeait; l’apparition de ce lugubre fantôme qu’il évoqua ne lui occasionna aucune peur.

– Il sera toujours temps, se dit-il, de songer à la mort lorsque toutes les ressources seront épuisées. D’ailleurs, c’est une lâcheté que de se tuer, M. Rousseau l’a dit; souffrir est plus noble.

Sur ce paradoxe, Gilbert releva la tête et recommença ses courses vagues dans les jardins.

Il en était aux premières lueurs de la sécurité, lorsque tout à coup Philippe, arrivant comme nous l’avons vu, bouleversa toutes ses idées et le jeta dans une nouvelle série de perplexités.

Le frère! le frère appelé! c’était donc bien avéré! La famille prenait le parti du silence; oui, mais avec toutes les investigations, tous les raffinements de détails qui, pour Gilbert, valait tout l’appareil tortionnaire de la Conciergerie, du Châtelet et de la Tournelle. C ’est alors qu’on le traînerait devant Andrée, qu’on le forcerait à s’agenouiller, à confesser bassement son crime, et qu’on le tuerait comme un chien avec le bâton ou le couteau. Vengeance légitime qui d’avance avait son immunité dans les précédents d’une foule d’aventures.

Le roi Louis XV était fort complaisant pour la noblesse en semblables occasions.

Et puis Philippe était le plus redoutable vengeur que mademoiselle de Taverney pût appeler à l’aide; Philippe, le seul de la famille qui eût montré à Gilbert des sentiments d’homme et presque d’égal, Philippe ne tuerait-il pas aussi sûrement le coupable avec un mot qu’avec le fer, si ce mot était: «Gilbert, vous avez mangé notre pain, et vous nous déshonorez!»

Aussi avons-nous vu Gilbert se dérobant dès la première apparition de Philippe; aussi, en revenant, n’obéit-il qu’à son instinct pour ne pas s’accuser lui-même et, dès cet instant, concentra-t-il toutes ses forces vers un seul but: la résistance.

Il suivit Philippe, le vit monter chez Andrée, causer avec le docteur Louis; il épia tout, jugea tout, comprit le désespoir de Philippe. Il vit naître et grandir cette douleur: sa terrible scène avec Andrée, il la devina au jeu des ombres derrière le rideau.

– Je suis perdu, pensa-t-il.

Et aussitôt, sa raison s’égarant, il s’empara d’un couteau pour tuer Philippe, qu’il s’attendait à voir paraître à sa porte…, ou pour se tuer lui-même, s’il le fallait.

Tout au contraire, Philippe se réconcilia avec sa sœur; Gilbert le vit à genoux, baisant les mains d’Andrée. C’était un espoir nouveau, une porte de salut. Si Philippe n’était pas encore monté avec des cris de fureur, c’était parce qu’Andrée ignorait complètement le nom du coupable. Si elle, le seul témoin, le seul accusateur ne savait rien, nul ne savait donc rien. Si Andrée, fol espoir, savait et n’avait pas dit, c’était plus que le salut, c’était le bonheur, c’était le triomphe.

Dès ce moment, Gilbert se haussa résolument jusqu’au niveau de la situation. Rien ne l’arrêta plus dans sa marche aussitôt qu’il eut recouvré la netteté de son coup d’œil.

– Où sont les traces, dit-il, si mademoiselle de Taverney ne m’accuse pas? Et, fou que je suis, est-ce du résultat qu’elle m’accuserait, ou du crime? Or, elle ne m’a pas reproché le crime: rien, depuis trois semaines, ne m’a indiqué qu’elle me détestât ou m’évitât plus qu’auparavant.

«Si donc elle n’a pas connu la cause, rien dans l’effet ne trahit moi plus qu’un autre. J’ai vu, moi, le roi lui-même dans la chambre de mademoiselle Andrée. J’en témoignerais, au besoin, devant le frère et, malgré toutes les dénégations de Sa Majesté, on me croirait… Oui; mais ce serait là un bien périlleux parti… Je me tairai: le roi a trop de moyens de prouver son innocence ou d’écraser mon témoignage. Mais, à défaut du roi, dont le nom ne peut être invoqué en tout ceci sous peine de prison perpétuelle ou de mort, n’ai-je pas cet homme inconnu qui, la même nuit, a fait descendre mademoiselle de Taverney dans le jardin?… Celui-là comment se défendra-t-il? Celui-là, comment le devinerait-on? Comment le retrouverait-on si on le devinait? Celui-là n’est qu’un homme ordinaire; je le vaux bien, et je me défendrai toujours bien contre lui. D’ailleurs, on ne songe pas même à moi. Dieu seul m’a vu…, ajouta-t-il en riant avec amertume. Mais ce Dieu qui tant de fois vit mes larmes et mes douleurs sans rien dire, pourquoi commettrait-il l’injustice de me révéler en cette occasion, la première qu’il m’ait fournie d’être heureux?…