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– Pour quoi faire?

– Pour lui demander si madame de Warens n’étant pas descendue à lui, il n’eût pas monté à elle; pour lui dire: «Cette possession qui vous a attristé, si elle vous eût été refusée, ne l’eussiez-vous pas conquise, même…?»

Le jeune homme s’arrêta.

– Même…? répéta le vieillard.

– Même par un crime!

Jacques tressaillit.

– Ma femme doit être réveillée, dit-il coupant court à l’entretien; nous allons descendre. D’ailleurs, la journée d’un travailleur ne commence jamais assez tôt: venez, jeune homme, venez.

– C’est vrai, dit Gilbert; pardon, monsieur; mais il y a certaines conversations qui m’enivrent, certains livres qui m’exaltent, certaines pensées qui me rendent presque fou.

– Allons, allons, vous êtes amoureux, dit le vieillard.

Gilbert ne répondit rien, et se mit à ramasser les haricots et à reformer les sacs à l’aide des épingles; Jacques le laissa faire.

– Vous n’avez pas été somptueusement logé, lui dit-il; mais au bout du compte vous avez ici le nécessaire, et si vous eussiez été plus matinal, il vous fût arrivé par cette fenêtre des émanations de verdure qui ont bien leur mérite au milieu des odeurs nauséabondes qui infectent la grande ville. Il y a là les jardins de la rue de la Jussienne: les tilleuls et les faux ébéniers y sont en fleurs, et les respirer le matin, n’est-ce pas, pour un pauvre captif, amasser du bonheur pour toute une journée?

– J’aime tout cela vaguement, dit Gilbert, mais j’y suis trop accoutumé pour y faire grande attention.

– Dites qu’il n’y a pas assez longtemps que vous avez perdu la campagne pour la regretter encore. Mais vous avez fini; allons travailler.

Et montrant le chemin à Gilbert, Jacques le fit sortir et ferma le cadenas derrière lui.

Cette fois, Jacques conduisit son compagnon droit à la pièce que Thérèse, la veille, avait désignée sous le nom de son cabinet.

Des papillons sous verre, des herbes et des minéraux encadrés dans des bordures de bois noir, des livres dans une bibliothèque de noyer, une table étroite et longue, couverte d’un petit tapis de laine verte et noire, usée par le frottement, et sur laquelle des manuscrits étaient rangés en bon ordre, quatre chaises-fauteuils de merisier, foncés et couverts de crin noir, tel était l’ameublement du cabinet; le tout luisant, ciré, irréprochable d’ordre et de propreté, mais froid à l’œil et au cœur, tant le jour tamisé par des rideaux de siamoise était gris et faible, tant le luxe et même le bien-être semblait éloigné de cette cendre froide et de ce foyer noir.

Un petit clavecin en bois de rose porté par quatre pieds droits, et sur la cheminée un maigre cartel, signé: «Dolt, à l’Arsenal», rappelaient seuls, l’un par la vibration de ses fils d’acier éveillés par le passage des voitures dans la rue, l’autre par son balancier argentin, que quelque chose vivait dans cette espèce de tombeau.

Gilbert entra respectueusement dans le cabinet que nous venons de décrire; il trouvait le mobilier presque somptueux, car c’était à peu près celui du château de Taverney; le carreau ciré surtout lui imposait fort.

– Asseyez-vous, lui dit Jacques en lui montrant une seconde petite table placée dans l’embrasure d’une fenêtre, je vais vous dire quelle est l’occupation que je vous ai destinée.

Gilbert s’empressa d’obéir.

– Connaissez-vous ceci? demanda le vieillard.

Et il montrait à Gilbert un papier rayé à intervalles égaux.

– Sans doute, répondit celui-ci; c’est du papier de musique.

– Eh bien, lorsqu’une de ces feuilles a été noircie convenablement par moi, c’est-à-dire quand j’ai copié dessus autant de musique qu’elle peut en contenir, j’ai gagné dix sous; c’est le prix que j’ai fixé moi-même. Croyez vous que vous apprendrez à copier de la musique?

– Oui, monsieur, je le crois.

– Mais est-ce que ce petit barbouillage de points noirs embrochés de raies uniques, doubles ou triples, ne vous tourbillonne pas devant les yeux?

– C’est vrai, monsieur. Au premier coup d’œil, je n’y comprends pas grand-chose; cependant, en m’appliquant, je distinguerai les notes les unes des autres; par exemple, voici un fa.

– Où cela?

– Ici, embroché dans la ligne la plus élevée.

– Et cette autre entre les deux lignes basses?

– C’est encore un fa.

– La note au-dessus de celle qui est à cheval sur la deuxième ligne?

– C’est un sol.

– Mais vous savez lire la musique, alors?

– C’est-à-dire que je connais le nom des notes, mais je n’en connais point la valeur.

– Et savez-vous quand elles sont blanches, noires, croches, doubles croches et triples croches?

– Oh! oui, je sais cela.

– Et ces signes?

– Ceci, c’est un soupir.

– Et ceci?

– Un dièse.

– Et ceci?

– Un bémol.

– Très bien! Ah çà! mais, avec votre ignorance, fit Jacques, dont l’œil commençait à se voiler de cette défiance qui lui paraissait habituelle, avec votre ignorance, voilà que vous parlez musique comme vous parliez botanique, et que vous avez failli me parler amour.

– Oh! monsieur, dit Gilbert rougissant, ne vous raillez pas de moi.

– Au contraire, mon enfant, vous m’étonnez. La musique est un art qui ne vient qu’après les autres études, et vous m’avez dit n’avoir reçu aucune éducation, vous m’avez dit n’avoir rien appris.

– C’est la vérité, monsieur.

– Ce n’est cependant pas vous qui avez imaginé tout seul que ce point noir sur la dernière ligne était un fa?

– Monsieur, dit Gilbert baissant la tête et la voix, dans la maison que j’habitais, il y avait une… une jeune personne qui jouait du clavecin.

– Ah! oui, celle qui faisait de la botanique? fit Jacques.

– Justement, monsieur; elle en jouait même fort bien.

– Vraiment?

– Oui, et moi, j’adore la musique.

– Tout ceci n’est point une raison de connaître les notes.

– Monsieur, il y a dans Rousseau qu’incomplet est l’homme qui jouit de l’effet sans remonter à la cause.