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– Mais vous faites au Seigneur un sacrifice énorme que rien ne compensera. Le trône de France jette une ombre auguste sur les enfants élevés autour de lui; cette ombre ne vous suffit-elle pas?

– Celle de la cellule est plus profonde encore, mon père; elle rafraîchit le cœur, elle est douce aux forts comme aux faibles, aux humbles comme aux superbes, aux grands comme aux petits.

– Est-ce donc quelque danger que vous croyez courir? En ce cas, Louise, le roi est là pour vous défendre.

– Sire, que Dieu défende d’abord le roi!

– Je vous le répète, Louise, vous vous laissez égarer par un zèle mal entendu. Prier est bien, mais non pas prier toujours. Vous si bonne, vous si pieuse, qu’avez-vous besoin de tant prier?

– Jamais je ne prierai assez, ô mon père! jamais je ne prierai assez, ô mon roi! pour écarter tous les malheurs qui vont fondre sur nous. Cette bonté que Dieu m’a donnée, cette pureté que, depuis vingt ans, je m’efforce de purifier sans cesse, ne font pas encore, j’en ai peur, la mesure de candeur et d’innocence qu’il faudrait à la victime expiatoire.

Le roi se recula d’un pas, et, regardant Madame Louise avec étonnement.

– Jamais vous ne m’avez parlé ainsi, dit-il. Vous vous égarez, chère enfant; l’ascétisme vous perd.

– Oh! sire, n’appelez pas de ce nom mondain le dévouement le plus vrai et surtout le plus nécessaire que jamais sujette ait offert à son roi, et fille à son père, dans un pressant besoin. Sire, votre trône, dont tout à l’heure vous m’offriez orgueilleusement l’ombre protectrice, sire, votre trône chancelle sous des coups que vous ne sentez pas encore, mais que je devine déjà, moi. Quelque chose de profond se creuse sourdement, comme un abîme où peut tout à coup s’engloutir la monarchie. Vous a-t-on jamais dit la vérité, sire?

Madame Louise regarda autour d’elle pour voir si nul n’était à portée de l’entendre, et, sentant tout le monde à distance, elle continua:

– Eh bien! je la sais moi, moi qui, sous l’habit d’une sœur de la Miséricorde, ai vingt fois visité les rues sombres, les mansardes affamées, les carrefours pleins de gémissements. Eh bien! dans ces rues, dans ces carrefours, dans ces mansardes, sire, on meurt de faim et de froid l’hiver, de soif et de chaud l’été. Les campagnes que vous ne voyez pas, vous, sire, car vous allez de Versailles à Marly et de Marly à Versailles seulement, les campagnes n’ont plus de grain, je ne dirai pas pour nourrir les peuples, mais pour ensemencer les sillons, qui, maudits par je ne sais quelle puissance ennemie, dévorent et ne rendent pas. Tous ces gens, qui manquent de pain, grondent sourdement, car des rumeurs vagues et inconnues passent dans l’air, dans le crépuscule, dans la nuit, qui leur parlent de fers, de chaînes, de tyrannie, et à ces paroles ils se réveillent, cessent de se plaindre et commencent à gronder.

«De leur côté, les parlements demandent le droit de remontrance, c’est-à-dire le droit de vous dire tout haut ce qu’ils disent tout bas: «Roi, tu nous perds! sauve-nous, ou nous nous sauvons seuls…»

«Les gens de guerre creusent de leur épée inutile une terre où germe la liberté, que les encyclopédistes y ont jetée à pleines mains. Les écrivains – comment cela se fait-il, si ce n’est que les yeux des hommes commencent à voir des choses qu’ils ne voyaient pas? – les écrivains savent ce que nous faisons de mal en même temps que nous le faisons et l’apprennent au peuple, qui fronce le sourcil maintenant chaque fois qu’il voit passer ses maîtres. Votre Majesté marie son fils! Autrefois, lorsque la reine Anne d’Autriche maria le sien, la ville de Paris fit des présents à la princesse Marie-Thérèse. Aujourd’hui, au contraire, non seulement la ville n’offre rien, mais encore Votre Majesté a dû forcer les impôts pour payer les carrosses avec lesquels on conduit une fille de César chez un fils de saint Louis. Le clergé est habitué depuis longtemps à ne plus prier Dieu, mais il sent que les terres sont données, les privilèges épuisés, les coffres vides, et il se remet à prier Dieu pour ce qu’il appelle le bonheur du peuple Enfin, sire, faut-il que l’on vous dise ce que vous savez bien, ce que vous avez vu avec tant d’amertume, que vous n’en avez parlé à personne? Les rois nos frères, qui jadis nous jalousaient, les rois nos frères se détournent de nous. Vos quatre filles, sire, les filles du roi de France! vos quatre filles n’ont pas été mariées, et il y a vingt princes en Allemagne, trois en Angleterre, seize dans les États du Nord, sans compter nos parents les Bourbons d’Espagne et de Naples, qui nous oublient ou se détournent de nous comme les autres. Peut-être le Turc eût-il voulu de nous si nous n’eussions pas été les filles du roi Très Chrétien! Oh! je ne parle pas pour moi, mon père, je ne me plains pas; c’est un état heureux que le mien, puisque me voici libre, puisque je ne suis nécessaire à aucun de ma famille, puisque je vais pouvoir, dans la retraite, dans la méditation, dans la pauvreté, prier Dieu pour qu’il détourne de votre tête et de celle de mon neveu cet effrayant orage que je vois tout là-bas, grondant dans le ciel de l’avenir.

– Ma fille! mon enfant, dit le roi, tes craintes te font cet avenir pire qu’il n’est!

– Sire, sire, dit Madame Louise, rappelez-vous cette princesse antique, cette prophétesse royale; elle prédisait comme moi à son père et à ses frères la guerre, la destruction, l’incendie, et son père et ses frères riaient de ses prédictions, qu’ils disaient insensées. Ne me traitez pas comme elle. Prenez garde, ô mon père! réfléchissez, ô mon roi!

Louis XV croisa ses bras et laissa tomber sa tête sur sa poitrine.

– Ma fille, dit-il, vous me parlez sévèrement; ces malheurs que vous me reprochez sont-ils donc mon ouvrage?

– À Dieu ne plaise que je le pense! mais ils sont ceux du temps où nous vivons. Vous êtes entraîné, comme nous tous. Écoutez, sire, comme on applaudit dans les parterres à la moindre allusion contre la royauté; voyez, le soir, les groupes joyeux descendre à grands fracas les petits escaliers des entresols, quand le grand escalier de marbre est sombre et désert. Sire, le peuple et les courtisans se sont fait des plaisirs à part de nos plaisirs; ils s’amusent sans nous, ou plutôt, quand nous paraissons où ils s’amusent, nous les attristons. Hélas! continua la princesse avec une adorable mélancolie; hélas! pauvres beaux jeunes gens! pauvres charmantes femmes! aimez! chantez! oubliez! soyez heureux! Je vous gênais ici, tandis que là-bas je vous servirai. Ici, vous étouffez vos rires joyeux de peur de me déplaire; là-bas, là-bas, je prierai, oh! je prierai de tout mon cœur, pour le roi, pour mes sœurs, pour mes neveux, pour le peuple de France, pour vous tous, enfin, que j’aime avec l’énergie d’un cœur que nulle passion n’a encore fatigué.

– Ma fille, dit le roi après un sombre silence, je vous en supplie, ne me quittez pas, en ce moment du moins: vous venez de briser mon cœur.

Louise de France saisit la main de son père, et attachant avec amour ses yeux sur la noble physionomie de Louis XV:

– Non, dit-elle, non, mon père; pas une heure de plus dans ce palais. Non, il est temps que je prie! Je me sens la force de racheter par mes larmes tous les plaisirs auxquels vous aspirez, vous encore jeune, vous qui êtes un bon père, vous qui savez pardonner.