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– La duchesse de Grammont! s’écria le lieutenant de police.

– Oui, la duchesse de Grammont, laquelle venait vous prier de la faire entrer dans l’appartement du roi.

– Ma foi, madame, s’écria M. de Sartine en s’agitant sur son fauteuil, je remets mon portefeuille entre vos mains. Ce n’est plus moi qui fais la police, c’est vous.

– En effet, monsieur de Sartine, j’ai la mienne, comme vous voyez: ainsi gare à vous!… Oui! oui! la duchesse de Grammont dans un fiacre, à minuit, avec monsieur le lieutenant, et dans un fiacre marchant au pas! Savez-vous ce que j’ai fait faire tout de suite, moi?

– Non, mais j’ai une horrible peur. Heureusement qu’il était bien tard.

– Bon! cela n’y fait rien: la nuit est l’heure de la vengeance.

– Et qu’avez-vous fait? voyons!

– De même que ma police secrète, j’ai ma littérature ordinaire, des grimauds affreux, sales comme des guenilles et affamés comme des belettes.

– Vous les nourrissez donc bien mal?

– Je ne les nourris pas du tout. S’ils engraissaient, ils deviendraient bêtes comme M. de Soubise; la graisse absorbe le fiel; c’est connu, cela.

– Continuez, vous me faites frémir.

– J’ai donc pensé à toutes les méchancetés que vous laissez faire aux Choiseul contre moi. Cela m’a piquée, et j’ai donné à mes Apollon les programmes suivants: 1° M. de Sartine déguisé en procureur, et visitant, rue de l’Arbre-Sec, au quatrième étage, une jeune innocente, à laquelle il n’a pas honte de compter une misérable somme de trois cents livres tous les 30 du mois.

– Madame, c’est une belle action que vous voulez ternir.

– On ne ternit que celles-là. 2° M. de Sartine déguisé en révérend père de la mission, et s’introduisant dans le couvent des Carmélites de la rue Saint Antoine.

– Madame, j’apportais à ces bonnes sœurs des nouvelles d’orient.

– Du petit ou du grand? 3° M. de Sartine déguisé en lieutenant de police, et courant les rues à minuit, dans un fiacre, en tête à tête avec la duchesse de Grammont.

– Ah! madame, dit M. de Sartine effrayé, voudriez-vous déconsidérer à ce point mon administration?

– Eh! vous laissez bien déconsidérer la mienne, dit la comtesse en riant. Mais attendez donc.

– J’attends.

– Mes drôles se sont mis à la besogne, et ils ont composé, comme on compose au collège, en narration, en version, en amplification, et j’ai reçu ce matin une épigramme, une chanson et un vaudeville.

– Ah! mon Dieu!

– Effroyables tous trois. J’en régalerai ce matin le roi, ainsi que du nouveau Pater Noster que vous laissez courir contre lui, vous savez?

«Notre Père qui êtes à Versailles, que votre nom soit honni comme il mérite de l’être; votre règne est ébranlé, votre volonté n’est pas plus faite sur la terre que dans le ciel; rendez-nous notre pain quotidien, que vos favorites nous ont ôté; pardonnez à vos parlements, qui soutiennent vos intérêts, comme nous pardonnons à vos ministres, qui les ont vendus. Ne succombez point aux tentations de la du Barry, mais délivrez-nous de votre diable de chancelier.

«Ainsi soit-il!»

– Où avez-vous encore découvert celui-là? dit M. de Sartine en joignant les mains avec un soupir.

– Eh! mon Dieu! je n’ai pas besoin de les découvrir, on m’a fait la galanterie de m’envoyer tous les jours ce qui paraît le mieux dans ce genre. Je vous faisais même les honneurs de ces envois quotidiens.

– Oh! madame…

– Aussi, par réciprocité, demain vous recevrez l’épigramme, la chanson et le vaudeville en question.

– Pourquoi pas tout de suite?

– Parce qu’il me faut le temps de les distribuer. N’est-ce pas l’habitude, d’ailleurs, que la police soit prévenue la dernière de ce qui se fait? Oh! ils vous amuseront fort, en vérité. Moi, j’en ai ri ce matin pendant trois quarts d’heure. Quant au roi, il en est malade d’une désopilation de la rate. C’est pour cela qu’il est en retard.

– Je suis perdu! s’écria M. de Sartine en frappant de ses deux mains sur sa perruque.

– Non, vous n’êtes pas perdu; vous êtes chansonné, voilà tout. Suis-je perdue pour la Belle Bourbonnaise, moi? Non. J’enrage, voilà tout; ce qui fait qu’à mon tour je veux faire enrager les autres. Ah! les charmants vers! J’en ai été si contente, que j’ai fait donner du vin blanc à mes scorpions littéraires, et qu’ils doivent être ivres morts en ce moment.

– Ah! comtesse! comtesse!

– Je vais d’abord vous dire l’épigramme.

– De grâce!

France, quel est donc ton destin

D’être soumise à la femelle!…

– Eh! non, je me trompe, c’est celle que vous avez laissée courir contre moi, celle-là. Il y en a tant, que je m’embrouille. Attendez, attendez, m’y voici:

Amis, connaissez-vous l’enseigne ridicule

Qu’un peintre de Saint-Luc fait pour les parfumeurs?

Il y met en flacon, en forme de pilule

Boynes, Maupeou, Terray sous leurs propres couleurs;

Il y joint de Sartine, et puis il l’intitule:

Vinaigre des quatre voleurs!

– Ah! cruelle, vous me changerez en tigre.

– Maintenant, passons à la chanson; c’est madame de Grammont qui parle:

Monsieur de la Police

N’ai-je pas la peau lisse?

Rendez-moi le service

D’en instruire le roi…

– Madame! madame! s’écria M. de Sartine furieux.

– Oh! rassurez-vous, dit la comtesse, on n’a encore tiré que dix mille exemplaires. Mais c’est le vaudeville qu’il faut entendre.

– Vous avez donc une presse?

– Belle demande! Est-ce que M. de Choiseul n’en a pas?

– Gare à votre imprimeur!

– Ah! oui! essayez; le brevet est en mon nom.

– C’est odieux! Et le roi rit de toutes ces infamies?

– Comment donc! c’est lui qui fournit les rimes quand mes araignées en manquent.

– Oh! vous savez que je vous sers, et vous me traitez ainsi?

– Je sais que vous me trahissez. La duchesse est Choiseul, elle veut ma ruine.

– Madame, elle m’a pris au dépourvu, je vous jure.

– Vous avouez donc?

– Il le faut bien.