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En outre, parmi les fioles, les boîtes, les livres et les cartons semés à terre avec un pittoresque désordre, on voyait des pinces de cuivre, des charbons trempant dans différentes préparations, un grand vase à moitié plein d’eau, et, pendant au plafond à des fils, des paquets d’herbes qui semblaient, les unes récoltées de la veille, les autres cueillies depuis cent ans.

Cet intérieur exhalait une odeur pénétrante que dans un laboratoire moins grotesque on eût appelée un parfum.

Au moment où entrait le voyageur, le vieillard, roulant son fauteuil avec une adresse et une agilité merveilleuses, se rapprocha du fourneau et se mit à écumer sa mixture avec une attention qui tenait du respect; puis, distrait par l’apparition qui s’offrait à lui, il renfonça de la main droite le bonnet de velours, jadis noir, qui empaquetait sa tête jusqu’au-dessous des oreilles, et duquel s’échappaient quelques mèches rares de cheveux brillants comme des fils d’argent, retirant de dessous la roulette de son fauteuil, avec une dextérité remarquable, le pan de sa longue robe de soie ouatée, que dix ans d’usage avaient transformée en une guenille sans couleur, sans forme, et surtout sans continuité.

Le vieillard paraissait être de fort mauvaise humeur, et grommelait tout en écumant sa mixture et en relevant sa robe:

– Il a peur, le maudit animal; et de quoi, je vous le demande? Il a secoué ma porte, ébranlé mon fourneau, et renversé un quart de mon élixir dans le feu. Acharat! au nom de Dieu, abandonnez moi cette bête-là dans le premier désert que nous traverserons.

Le voyageur sourit.

– D’abord, maître, dit-il, nous ne traversons plus de déserts, puisque nous sommes en France, et ensuite je ne puis me décider à abandonner ainsi un cheval de mille louis, ou plutôt qui n’a pas de prix, étant de la race d’Al Borach.

– Mille louis, mille louis! je vous les donnerai quand vous voudrez, les mille louis, ou leur équivalent. Voilà plus d’un million qu’il me coûte, à moi, votre cheval, sans compter les jours d’existence qu’il m’enlève.

– Qu’a-t-il donc fait encore, ce pauvre Djérid? Voyons!

– Ce qu’il a fait? Il a fait que quelques minutes encore et l’élixir bouillait sans qu’une seule goutte s’en fût échappée, ce que n’indiquent, il est vrai, ni Zoroastre, ni Paracelse, mais ce que recommande positivement Borri.

– Eh bien! cher maître, encore quelques secondes, et l’élixir bouillira.

– Ah! oui, bouillir! voyez, Acharat, c’est comme une malédiction, mon feu s’éteint, je ne sais ce qui tombe par la cheminée.

– Je le sais, moi, ce qui tombe par la cheminée, reprit le disciple en riant, c’est de l’eau.

– Comment! de l’eau? De l’eau! eh bien! alors voilà mon élixir perdu! c’est encore une opération à recommencer. Comme si j’avais du temps à perdre! Mon Dieu! mon Dieu! s’écria le vieux savant en levant les mains au ciel avec désespoir, de l’eau! et quelle eau, je vous le demande, Acharat?

– De l’eau pure du ciel, maître; il pleut à verse, ne vous en êtes-vous pas aperçu?

– Est-ce que je m’aperçois de quelque chose quand je suis à l’œuvre! De l’eau!… c’est donc cela!… Voyez-vous, Acharat, c’est impatientant, sur ma pauvre âme! Comment! depuis six mois je vous demande une mitre pour ma cheminée… Depuis six mois!… que dis-je? depuis un an. Eh bien! vous n’y pensez jamais… vous qui n’avez que cela à faire, cependant, puisque vous êtes jeune. Qu’arrive-t-il, grâce à votre négligence? c’est que la pluie aujourd’hui, c’est que le vent demain, confondent tous mes calculs et ruinent toutes mes opérations; et pourtant il faut que je me presse, par Jupiter! vous le savez bien, mon jour arrive, et si je ne suis pas en mesure pour ce jour-là, si je n’ai pas retrouvé l’élixir vital, adieu le sage, adieu le savant Althotas! Ma centième année commence le 13 juillet, à onze heures précises du soir, et d’ici là il faut que mon élixir ait atteint toute sa perfection.

– Mais cela se prépare à merveille, il me semble, cher maître, dit Acharat.

– Sans doute, j’ai déjà fait des essais par absorption; mon bras gauche, à peu près paralysé, a repris toute son élasticité; puis je gagne le temps que je mettais à mes repas, puisque je n’ai plus besoin de manger que tous les deux ou trois jours, et que, dans l’intervalle, une cuillerée de mon élixir, tout imparfait qu’il est encore, me soutient. Oh! quand je pense qu’il ne me faut probablement qu’une plante, qu’une feuille de cette plante pour que mon élixir soit complet! que nous avons peut-être déjà passé cent fois, cinq cents fois, mille fois près de cette plante, que nous l’avons peut-être foulée aux pieds de nos chevaux, sous les roue de notre voiture, Acharat, cette plante dont parle Pline, et que les savants n’ont pas retrouvée ou n’ont pas reconnue, car rien ne se perd! Tenez, il faudra que vous demandiez son nom à Lorenza pendant une de ses extases, n’est-ce pas?

– Oui, maître, soyez tranquille, je le lui demanderai.

– En attendant, dit le savant avec un profond soupir, voilà encore pour cette fois mon élixir manqué, et il me faut trois fois quinze jours pour arriver où j’en étais aujourd’hui, vous le savez bien. Prenez-y garde, Acharat, vous perdrez au moins autant que moi le jour où je perdrai la vie. Mais quel est donc ce bruit? La voiture roule-t-elle?

– Non, maître, c’est le tonnerre.

– Le tonnerre?

– Oui, qui a même failli nous tuer tout à l’heure, tous tant que nous sommes, et moi particulièrement; il est vrai que j’étais habillé de soie, ce qui m’a garanti.

– Eh bien, voilà, dit le vieillard en frappant sur son genou qui résonna comme un os vide, voilà à quoi m’exposent vos enfantillages, Acharat: à mourir par le tonnerre, à être tué bêtement par une flamme électrique que je forcerais, si j’avais le temps, à descendre dans mon fourneau pour faire bouillir ma marmite; ce n’est donc pas assez d’être exposé à tous les accidents provenant de la maladresse ou de la méchanceté des hommes, il faut que vous m’exposiez encore à ceux qui viennent du ciel, à ceux qui sont les plus faciles à prévenir?

– Pardon, maître, mais vous ne m’avez pas encore expliqué…

– Comment! je ne vous ai pas développé mon système des pointes, mon cerf-volant conducteur? Quand j’aurai trouvé mon élixir, je vous le redirai encore; mais dans ce moment-ci, vous comprenez, je n’ai pas le temps.

– Ainsi, vous croyez qu’on peut maîtriser la foudre?

– Non seulement on peut la maîtriser, mais la conduire où l’on veut. Un jour, un jour, quand ma seconde cinquantaine sera passée, quand je n’aurai plus qu’à attendre tranquillement la troisième, je mettrai au tonnerre une bride d’acier, et je le conduirai aussi facilement que vous conduisez Djérid. En attendant, faites mettre une mitre à ma cheminée, Acharat, je vous en supplie.

– Je le ferai, soyez tranquille.

– Je le ferai! je le ferai! toujours l’avenir, comme si l’avenir était à nous deux. Oh! je ne serai jamais compris! s’écria le savant s’agitant sur son fauteuil et se tordant les bras de désespoir. Soyez tranquille!… Il me dit d’être tranquille, et dans trois mois, si je n’ai point parachevé mon élixir, tout sera fini pour moi. Mais aussi que je passe ma seconde cinquantaine, que je retrouve ma jeunesse, l’élasticité de mes membres, la faculté de me mouvoir, et alors je n’aurai plus besoin de personne, on ne me dira plus: «Je ferai»; c’est moi qui dirai: «J’ai fait!»