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Sartine le regardait avec cette intelligence que Louis XV aimait tant à voir chez ses ministres, parce qu’elle lui épargnait un travail de pensée ou d’action.

– La tranquillité, n’est-ce pas, sire, la tranquillité, dit-il à son tour, voilà ce que le roi veut?

Le roi secoua la tête de haut en bas.

– Eh! mon Dieu! oui, je ne leur demande pas autre chose, à vos philosophes, à vos encyclopédistes, à vos thaumaturges, à vos illuminés, à vos poètes, à vos économistes, à vos folliculaires qui sortent on ne sait d’où, et qui grouillent, écrivent, croassent, calomnient, calculent, prêchent, crient. Qu’on les couronne, qu’on leur fonde des statues, qu’on leur bâtisse des temples, mais qu’on me laisse tranquille.

Sartine se leva, salua le roi, et sortit en murmurant:

– Heureusement qu’il y a sur nos monnaies: Domine, salvum fac regem .

Alors Louis XV, resté seul, prit une plume et écrivit au dauphin:

«Vous m’avez demandé d’activer l’arrivée de madame la dauphine: je veux vous faire ce plaisir.

«Je donne l’ordre de ne pas s’arrêter à Noyon; en conséquence, mardi matin elle sera à Compiègne.

«Moi-même, j’y serai à dix heures précises, c’est-à-dire un quart d’heure avant elle.»

– De cette façon, dit-il, je serai débarrassé de cette sotte affaire de la présentation, qui me tourmente plus que M. de Voltaire, que M. Rousseau, et que tous les philosophes venus et à venir. Ce sera une affaire alors entre la pauvre comtesse, le dauphin et la dauphine. Ma foi! faisons dériver un peu les chagrins, les haines et les vengeances sur les esprits jeunes qui ont la force de lutter. Que les enfants apprennent à souffrir, cela forme la jeunesse.

Et enchanté d’avoir tourné ainsi la difficulté, certain que nul ne pourrait lui reprocher d’avoir favorisé ou empêché la présentation qui occupait tout Paris, le roi remonta en voiture et partit pour Marly, où la cour l’attendait.

Chapitre XXXV Marraine et filleule

La pauvre comtesse… conservons-lui l’épithète que le roi lui avait donnée, car elle la méritait certes bien en ce moment; la pauvre comtesse, disons-nous, courait comme une âme en peine sur la route de Paris.

Chon, terrifiée comme elle de l’avant-dernier paragraphe de la lettre de Jean, cachait dans le boudoir de Luciennes sa douleur et son inquiétude, maudissant la fatale idée qu’elle avait eue de recueillir Gilbert sur le grand chemin.

Arrivée au pont d’Antin, jeté sur l’égout qui aboutissait à la rivière et entourait Paris de la Seine à la Roquette, la comtesse trouva un carrosse qui l’attendait.

Dans ce carrosse était le vicomte Jean en compagnie d’un procureur, avec lequel il paraissait argumenter d’énergique façon.

Sitôt qu’il aperçut la comtesse, Jean laissa son procureur, sauta à terre en faisant signe au cocher de sa sœur d’arrêter court.

– Vite, comtesse, dit-il, vite, montez dans mon carrosse, et courez rue Saint-Germain-des-Prés.

– La vieille nous berne donc? dit madame du Barry en changeant de voiture, tandis que le procureur, averti par un signe du vicomte, en faisait autant.

– Je le crois, comtesse, dit Jean, je le crois: c’est un prêté pour un rendu, ou plutôt un rendu pour un prêté.

– Mais que s’est-il donc passé?

– En deux mots, voici. J’étais resté à Paris, moi, parce que je me défie toujours et que je n’ai pas tort, comme vous voyez. Neuf heures du soir venues, je me suis mis à rôder autour de l’hôtellerie du Coq chantant. Rien, pas de démarches, pas de visite, tout allait à merveille. Je crois, en conséquence, que je puis rentrer et dormir. Je rentre et je dors.

«Ce matin, au point du jour, je m’éveille, j’éveille Patrice, et je lui ordonne de se mettre en faction au coin de la borne.

«À neuf heures, notez bien, une heure plus tôt que l’heure dite, j’arrive avec le carrosse; Patrice n’a rien vu d’inquiétant, je monte l’escalier assez rassuré.

«À la porte, une servante m’arrête et m’apprend que madame la comtesse ne pourra sortir de la journée et peut-être de huit jours.

«J’avoue que, préparé à une disgrâce quelconque, je ne m’attendais point à celle-là.

«- Comment! elle ne sortira pas? m’écriai-je; et qu’a-t-elle donc?

«- Elle est malade.

«- Malade? Impossible! Hier, elle se portait à ravir.

«- Oui, monsieur. Mais madame a l’habitude de faire son chocolat, et ce matin, en le faisant bouillir, elle l’a répandu du fourneau sur son pied, et elle s’est brûlée. Aux cris qu’a poussés madame la comtesse, je suis accourue. Madame la comtesse a failli s’évanouir. Je l’ai portée sur son lit, et en ce moment je crois qu’elle dort.

«J’étais pâle comme votre dentelle, comtesse. Je m’écriai:

«- C’est un mensonge!

«- Non, cher monsieur du Barry, répondit une voix si aigre, qu’elle semblait percer les solives; non, ce n’est pas un mensonge, et je souffre horriblement.

«Je m’élançai du côté d’où venait cette voix, je passai à travers une porte qui ne voulait pas s’ouvrir; la vieille comtesse était réellement couchée.

«- Ah! madame!… lui dis-je.

«Ce fut tout ce que je pus proférer de paroles. J’étais enragé: je l’eusse étranglée avec joie.

«- Tenez, me dit-elle en me montrant un méchant marabout gisant sur le carreau, voilà la cafetière qui a fait tout le mal.

«Je sautai sur la cafetière à pieds joints.

«Celle-là ne fera plus de chocolat, je vous en réponds.

«- Quel guignon! continua la vieille de sa voix dolente, ce sera madame d’Aloigny qui présentera madame votre sœur. Que voulez-vous! c’était écrit! comme disent les orientaux.

– Ah! mon Dieu! s’écria la comtesse, vous me désespérez, Jean.

– Je ne désespère pas, moi, si vous vous présentez à elle: voilà pourquoi je vous ai fait appeler.

– Et pourquoi ne désespérez-vous pas?

– Dame! parce que vous pouvez ce que je ne puis pas, parce que vous êtes une femme, et que vous ferez lever l’appareil devant vous, et que, l’imposture prouvée, vous pourrez dire à madame de Béarn que jamais son fils ne sera qu’un hobereau, que jamais elle ne touchera un sou de l’héritage des Saluces; parce qu’enfin vous jouerez les imprécations de Camille avec beaucoup plus de vraisemblance que je ne jouerais les fureurs d’Oreste.

– Il plaisante, je crois! s’écria la comtesse.

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[5] «Seigneur, protège le roi»