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D’abord la marche de Fernande avait été rapide, car elle avait pris en pitié les souffrances de ce pauvre vieillard qui l’aimait de bonne foi, et qui, par conséquent, souffrait réellement. Elle s’était donc hâtée sous l’impulsion de ce sentiment généreux. Mais bientôt elle avait réfléchi qu’elle allait se trouver en face de l’homme à qui elle appartenait, et cette idée terrible qu’elle appartenait à un homme par le lien d’un marché honteux, la fit tressaillir dans tout son être. Malgré elle, sa marche se ralentit, et le doute, éloigné un instant par l’exaltation, revint combattre sa résolution, plus opiniâtre et plus acharné que jamais. En effet, M. de Montgiroux ne devait plus ignorer que l’état alarmant de Maurice avait pour cause une passion que réprouvaient toutes les lois sociales. N’était-il pas en droit de lui adresser des reproches sur le trouble qu’elle avait porté dans cette maison? Croirait-il qu’elle ignorât le mariage de Maurice? Supporterait-elle les récriminations jalouses du comte avec patience? Profiterait-elle, au contraire, de cette circonstance favorable pour rompre avec le vieillard? Toutes ces questions se présentaient l’une après l’autre à son esprit, demandant une solution. Sans doute la courtisane pouvait relever la tête et se dire dans sa conscience: L’ai-je donc trahi, depuis le jour où j’ai consenti à être sa maîtresse? Peut-il me faire un crime du passé? Est-ce ma volonté qui m’a conduite ici? Savais-je que j’allais revoir Maurice, retrouver mourant celui que j’avais quitté plein d’existence? Savais-je que je pouvais le rendre à la vie par l’espoir? savais-je qu’il m’aimait toujours? savais-je que c’était cet amour qui le tuait?

Et à cette pensée un autre ordre d’idées s’emparait de Fernande; quelque chose comme un vertige la prenait et troublait tous ses sens. Elle pensait que maintenant qu’elle avait vu Maurice près de Clotilde, que maintenant qu’elle avait acquis de ses yeux la conviction que le baron de Barthèle aimait sa femme de l’amour qu’un frère aurait pour sa sœur, rien n’empêcherait qu’elle ne fût heureuse de son premier bonheur. La petite chambre virginale était toujours là; personne n’y était entré que Maurice; Maurice, au premier mot qu’elle lui dirait, en repasserait le seuil à genoux. Il comprendrait le repentir de Fernande, car il saurait qu’elle avait autant souffert que lui. Puis, quand tous deux auraient tout pardonné, tout oublié, ils retrouveraient, comme autrefois, dans un mystère profond, cette extase et cet égoïsme voluptueux qui mènent à l’indifférence, à l’oubli du monde entier.

Hélas! notre récit n’est pas une histoire d’événements, mais un drame d’analyse. Nous avons commencé à mettre sous les yeux de nos lecteurs tous les sentiments qui passent dans le cœur des personnages que nous amenons sur la scène. C’est une autopsie morale que nous faisons, et, comme dans le corps le plus sain on découvre toujours quelque lésion organique par laquelle, au jour fixé, la mort pénétrera, on trouve aussi dans le cœur le plus généreux certaines fibres secrètes et honteuses qui rappellent que l’homme est un composé de grandes idées et de petites actions.

Or, cette fibre secrète et honteuse, endormie au fond du cœur de Fernande, tant que les encouragements de madame de Barthèle, les naïfs remercîments de Clotilde l’avaient soutenue, se réveillait au moment où, pour la première fois, elle se trouvait seule avec son amour pour Maurice, doublé encore par la certitude qu’elle avait d’être aimée d’un amour aussi puissant que le sien.

C’était donc en proie à cette fièvre de l’âme, à cette surexcitation morale, si l’on peut s’exprimer ainsi, qu’elle allait entrer dans le bosquet où devait l’attendre le comte, quand tout à coup elle s’arrêta, immobile et sans haleine comme une statue. Elle venait d’entendre de l’autre côté de la charmille les voix de M. de Montgiroux et de madame de Barthèle.

La baronne n’avait pu si bien veiller sur M. de Montgiroux, qu’il n’eût profité d’un moment où elle parlait au docteur pour s’esquiver. Il avait alors vivement gagné le bosquet où il croyait que l’attendait sa belle maîtresse; mais, comme nous l’avons vu, Fernande, forcée de faire un détour par la rencontre de Léon et de Fabien, puis ralentie dans sa marche par les idées opposées qui venaient se heurter dans son esprit, avait mis le double du temps nécessaire à faire le chemin. M. de Montgiroux avait donc trouvé le bosquet solitaire, et, ne doutant point que Fernande ne vînt bientôt l’y rejoindre, il l’avait attendue tout en se promenant.

Bientôt, en effet, le frôlement d’une robe vint lui annoncer l’approche d’une femme.

– Venez donc, venez, madame, s’écria le pair de France en se précipitant vers la personne qui arrivait; venez, je suis ici depuis un siècle. J’espérais que vous comprendriez combien il m’importait de vous parler; mais enfin, vous voilà, madame, c’est tout ce que je demandais, car vous allez me donner, je l’espère, la clef de tout ce qui se passe.

Mais, au grand étonnement de M. de Montgiroux, une autre voix que celle de Fernande répondit:

– C’est d’abord vous, monsieur, qui me donnerez une explication sur le motif de cet étrange rendez-vous.

– Comment! c’est vous, madame? s’écria le pair de France.

– Oui, monsieur, moi, moi que vous étiez loin d’attendre, n’est-ce pas? moi qui ai surpris le secret d’un rendez-vous dont je cherche vainement à m’expliquer le motif. Quel rapport peut-il exister entre vous et madame Ducoudray, ou plutôt entre vous et Fernande? Où l’avez-vous vue? d’où la connaissez-vous? Voyons, répondez, parlez, dites.

– Mais, madame, balbutia le comte, pressé ainsi du premier coup dans ses derniers retranchements, est-ce bien sérieusement que vous me faites une scène de jalousie?

– Très-sérieusement, monsieur. Je suis confiante, c’est vrai, trop confiante peut-être, car depuis six semaines je crois à toutes les histoires de bureaux, de réunions préparatoires et de commissions que vous me faites; mais la confiance a ses bornes, et ce que je vois depuis ce matin de mes propres yeux m’éclaire.

– Mais qu’avez-vous vu, au nom du ciel, madame? s’écria le comte épouvanté.

– J’ai vu que madame Ducoudray est jeune, jolie, élégante, et, dit-on, fort coquette. J’ai vu votre inquiétude quand on a parlé d’elle, votre étonnement quand elle a paru, les signes d’intelligence que vous lui avez faits.

– Moi?

– Oui, vous. Il est vrai qu’elle n’y a pas répondu, elle. Mais, enfin, vous lui avez donné un rendez-vous; vous ne le nierez pas, puisque vous y êtes, puisqu’en me voyant venir vous m’avez prise pour elle. Eh bien, je suis à ce rendez-vous, j’y suis à sa place. J’ai pris les devants; vous me devez donc une explication, et je suis en droit de l’exiger, moi qui, malgré toutes les infidélités que vous avez dû me faire, n’ai jamais un instant trahi la foi jurée.

Cette avalanche de reproches eut cela de bon pour le comte, qu’elle lui donna le temps de préparer sa réponse. Aussi, lorsque madame de Barthèle s’arrêta pour reprendre haleine, était-il à peu près remis de son émotion, et avait-il déjà avisé un moyen de sortir du mauvais pas où il s’était embourbé.

– Comment! madame, dit-il avec l’apparence du plus grand sang-froid et haussant légèrement les épaules, vous n’avez pas deviné?