«Qu’avez-vous? s’enquit Aliocha dans un tressaillement subit.
– Alexéi Fiodorovitch… je… vous… murmura le capitaine, par saccades, en le fixant d’un air étrange et farouche, l’air d’un homme qui va s’élancer dans le vide, en même temps que ses lèvres souriaient. Je… vous… voulez-vous que je vous montre un tour de passe-passe? chuchota-t-il soudain, d’un ton ferme, rapide.
– Quel tour?
– Vous allez voir, répéta le capitaine, la bouche crispée, l’œil gauche clignotant, le regard rivé sur Aliocha.
– Qu’avez-vous donc, de quel tour parlez-vous? s’écria Aliocha, effrayé pour de bon.
– Le voici, regardez!» vociféra le capitaine.
Et, lui montrant les deux billets que durant ses discours il avait tenus entre le pouce et l’index, il les saisit avec rage et les froissa dans son poing serré.
«Vous avez vu, vous avez vu! cria-t-il, blême, frénétique. Il leva le poing et, de toute sa force, jeta les deux billets chiffonnés sur le sable. Avez-vous vu? hurla-t-il de nouveau en les montrant du doigt, eh bien, voilà…»
Il se mit à les fouler sous son talon avec un acharnement sauvage. Il haletait et s’exclamait à chaque coup:
«Voilà ce que j’en fais, de votre argent, voilà ce que j’en fais!»
Soudain il bondit en arrière et se dressa devant Aliocha. Toute sa personne respirait une fierté indicible.
«Allez dire à ceux qui vous ont envoyé que le torchon de tille ne vend pas son honneur!» s’écria-t-il, le bras tendu.
Puis il tourna rapidement les talons et se mit à courir. Il n’avait pas fait cinq pas qu’il se retourna vers Aliocha, en lui faisant de la main un signe d’adieu. Au bout de cinq autres pas, il se retourna de nouveau; cette fois son visage n’était plus crispé par le rire, mais secoué par les larmes. Il bredouilla d’un ton larmoyant, saccadé:
«Qu’aurais-je dit à mon garçon, si j’avais accepté la rançon de notre honte?»
Après quoi il reprit sa course, cette fois sans se retourner. Aliocha le suivit des yeux avec une indicible tristesse: il comprenait que jusqu’au dernier moment le malheureux ne savait pas qu’il froisserait et jetterait les billets. Aliocha ne voulut ni le poursuivre ni l’appeler; quand le capitaine fut hors de vue il ramassa les deux billets froissés, aplatis, enfoncés dans le sable, mais encore intacts; ils craquèrent même quand Aliocha les déploya et les déplissa. Après les avoir pliés, il les mit dans sa poche et s’en fut rendre compte à Catherine Ivanovna du résultat de sa démarche.
Livre V: Pro et contra
I. Les fiançailles
Ce fut Mme Khokhlakov qui reçut de nouveau Aliocha, tout affairée; la crise de Catherine Ivanovna s’était terminée par un évanouissement, suivi d’» un profond accablement. Maintenant elle délirait, en proie à la fièvre. On avait envoyé chercher Herzenstube et les tantes. Celles-ci étaient déjà là. On attendait anxieusement, tandis qu’elle gisait sans connaissance. Pourvu que ce ne fût pas une fièvre chaude!»
Ce disant, la bonne dame avait l’air sérieux et inquiet. «C’est sérieux, cette fois, sérieux», ajoutait-elle à chaque mot, comme si tout ce qui lui était arrivé jusqu’alors ne comptait pas. Aliocha l’écoutait avec chagrin; il voulut lui raconter son aventure, mais elle l’interrompit dès les premiers mots; elle n’avait pas le temps, et le priait de tenir compagnie à Lise en l’attendant.
«Mon cher Alexéi Fiodorovitch, lui chuchota-t-elle presque à l’oreille, Lise m’a surprise tantôt, mais aussi attendrie; c’est pourquoi mon cœur lui pardonne tout. Figurez-vous qu’aussitôt après votre départ, elle a témoigné un sincère regret de s’être moquée de vous hier et aujourd’hui: ce n’étaient pourtant que de simples plaisanteries. Elle en pleurait presque, ce qui m’a fort surprise… Jamais auparavant, elle ne se repentait sérieusement de ses moqueries à mon égard, bien qu’il lui arrive à chaque instant de rire de moi. Mais maintenant, c’est sérieux, elle fait grand cas de votre opinion, Alexéi Fiodorovitch; si c’est possible, ménagez-la, ne lui gardez pas rancune. Moi-même, je ne fais que la ménager, elle est si intelligente! Elle me disait tout à l’heure que vous étiez son ami d’enfance «le plus sérieux»; que fait-elle donc de moi? Elle a toujours des sentiments, des souvenirs délicieux, des phrases, des petits mots, qui jaillissent quand on s’y attend le moins. Récemment, à propos d’un pin, par exemple. Il y avait un pin dans notre jardin, lorsqu’elle était toute petite; peut-être existe-t-il encore d’ailleurs et ai-je tort de parler au passé; les pins ne sont pas comme les gens, ils restent longtemps sans changer. «Maman! me dit-elle, je me rappelle ce pin comme en rêve, sosna kak so sna [79].» Elle a dû s’exprimer autrement; il y a une confusion; sosna est un mot bête; en tout cas, elle m’a dit à ce sujet quelque chose d’original, que je ne me charge pas de rendre. D’ailleurs, j’ai tout oublié. Eh bien, au revoir, je suis tout émue, c’est à perdre la tête. Alexéi Fiodorovitch, j’ai été folle deux fois et l’on m’a guérie. Allez voir Lise. Réconfortez-la comme vous savez si bien le faire. Lise, cria-t-elle en approchant de la porte, je t’amène ta victime, Alexéi Fiodorovitch, il n’est nullement fâché, je t’assure, au contraire, il s’étonne que tu aies pu le croire.
– Merci maman [80]. Entrez, Alexéi Fiodorovitch.»
Aliocha entra. Lise le regarda d’un air confus et rougit jusqu’aux oreilles. Elle paraissait honteuse et, comme on fait en pareil cas, elle aborda aussitôt un autre sujet auquel elle feignit de s’intéresser exclusivement.
«Maman vient de me raconter, Alexéi Fiodorovitch, l’histoire de ces deux cents roubles et votre mission… auprès de ce pauvre officier… Elle m’a décrit cette scène affreuse, comment on l’a insulté, et savez-vous, bien que maman raconte fort mal… d’une façon décousue… j’ai versé des larmes à ce récit. Eh bien, lui avez-vous remis cet argent, et comment ce malheureux…
– Justement, je ne l’ai pas remis, c’est toute une histoire» répondit Aliocha, qui parut, de son côté, uniquement préoccupé de cette affaire; pourtant Lise remarquait que lui aussi détournait les yeux et avait visiblement l’esprit ailleurs. Aliocha prit place et commença son récit; dès les premiers mots, sa gêne disparut et il captiva Lise à son tour. Encore sous l’influence de la vive émotion qu’il venait de ressentir, il raconta sa visite avec force détails impressionnants. Déjà à Moscou, lorsque Lise était encore enfant, il aimait à venir la trouver, soit pour raconter une récente aventure, une lecture qui l’avait frappé, soit pour rappeler un épisode de son enfance. Parfois ils rêvaient ensemble et composaient à eux deux de véritables nouvelles, le plus souvent gaies et comiques. Ils revivaient maintenant ces souvenirs, vieux de deux ans. Lise fut vivement touchée de son récit. Aliocha lui peignit avec chaleur Ilioucha. Lorsqu’il eut décrit en détail la scène où le malheureux avait foulé l’argent, Lise joignit les mains et s’écria: