Изменить стиль страницы

Le frère aîné de Fabrice, le marchesine Ascagne, voulut se mettre des promenades de ces dames; mais sa tante jetait de l’eau sur ses cheveux poudrés, et avait tous les jours quelque nouvelle niche à lancer à sa gravité. Enfin il délivra de l’aspect de sa grosse figure blafarde la joyeuse troupe qui n’osait rire en sa présence. On pensait qu’il était l’espion du marquis son père, et il fallait ménager ce despote sévère et toujours furieux depuis sa démission forcée.

Ascagne jura de se venger de Fabrice.

Il y eut une tempête où l’on courut des dangers; quoiqu’on eût infiniment peu d’argent, on paya généreusement les deux bateliers pour qu’ils ne dissent rien au marquis, qui déjà témoignait beaucoup d’humeur de ce qu’on emmenait ses deux filles. On rencontra une seconde tempête; elles sont terribles et imprévues sur ce beau lac: des rafales de vent sortent à l’improviste de deux gorges de montagnes placées dans des directions opposées et luttent sur les eaux. La comtesse voulut débarquer au milieu de l’ouragan et des coups de tonnerre; elle prétendait que, placée sur un rocher isolé au milieu du lac, et grand comme une petite chambre, elle aurait un spectacle singulier; elle se verrait assiégée de toutes parts par des vagues furieuses, mais, en sautant de la barque, elle tomba dans l’eau. Fabrice se jeta après elle pour la sauver, et tous deux furent entraînés assez loin. Sans doute il n’est pas beau de se noyer, mais l’ennui, tout étonné, était banni du château féodal. La comtesse s’était passionnée pour le caractère primitif et pour l’astrologie de l’abbé Blanès. Le peu d’argent qui lui restait après l’acquisition de la barque avait été employé à acheter un petit télescope de rencontre, et presque tous les soirs, avec ses nièces et Fabrice, elle allait s’établir sur la plate-forme d’une des tours gothiques du château. Fabrice était le savant de la troupe, et l’on passait là plusieurs heures fort gaiement, loin des espions.

Il faut avouer qu’il y avait des journées où la comtesse n’adressait la parole à personne; on la voyait se promener sous les hauts châtaigniers, plongée dans de sombres rêveries; elle avait trop d’esprit pour ne pas sentir parfois l’ennui qu’il y a à ne pas échanger ses idées. Mais le lendemain elle riait comme la veille: c’étaient les doléances de la marquise, sa belle-sœur, qui produisaient ces impressions sombres sur cette âme naturellement si agissante.

– Passerons-nous donc ce qui nous reste de jeunesse dans ce triste château! s’écriait la marquise.

Avant l’arrivée de la comtesse, elle n’avait pas même le courage d’avoir de ces regrets.

L’on vécut ainsi pendant l’hiver de 1814 à 1815. Deux fois, malgré sa pauvreté, la comtesse vint passer quelques jours à Milan; il s’agissait de voir un ballet sublime de Vigano, donné au théâtre de la Scala, et le marquis ne défendait point à sa femme d’accompagner sa belle-sœur. On allait toucher les quartiers de la petite pension, et c’était la pauvre veuve du général cisalpin qui prêtait quelques sequins à la richissime marquise del Dongo. Ces parties étaient charmantes; on invitait à dîner de vieux amis, et l’on se consolait en riant de tout, comme de vrais enfants. Cette gaieté italienne, pleine de brio et d’imprévu, faisait oublier la tristesse sombre que les regards du marquis et de son fils aîné répandaient autour d’eux à Grianta. Fabrice, à peine âgé de seize ans, représentait fort bien le chef de la maison.

Le 7 mars 1815, les dames étaient de retour, depuis l’avant-veille, d’un charmant petit voyage de Milan; elles se promenaient dans la belle allée de platanes récemment prolongée sur l’extrême bord du lac. Une barque parut, venant du côté de Côme, et fit des signes singuliers. Un agent du marquis sauta sur la digue: Napoléon venait de débarquer au golfe de Juan. L’Europe eut la bonhomie d’être surprise de cet événement, qui ne surprit point le marquis del Dongo; il écrivit à son souverain une lettre pleine d’effusion de cœur; il lui offrait ses talents et plusieurs millions, et lui répétait que ses ministres étaient des jacobins d’accord avec les meneurs de Paris.

Le 8 mars, à six heures du matin, le marquis, revêtu de ses insignes, se faisait dicter, par son fils aîné, le brouillon d’une troisième dépêche politique; il s’occupait avec gravité à la transcrire de sa belle écriture soignée, sur du papier portant en filigrane l’effigie du souverain. Au même instant, Fabrice se faisait annoncer chez la comtesse Pietranera.

– Je pars, lui dit-il, je vais rejoindre l’Empereur, qui est aussi roi d’Italie; il avait tant d’amitié pour ton mari! Je passe par la Suisse. Cette nuit, à Menagio, mon ami Vasi, le marchand de baromètres, m’a donné son passeport; maintenant donne-moi quelques napoléons, car je n’en ai que deux à moi; mais s’il le faut, j’irai à pied.

La comtesse pleurait de joie et d’angoisse.

– Grand Dieu! pourquoi faut-il que cette idée te soit venue! s’écriait-elle en saisissant les mains de Fabrice.

Elle se leva et alla prendre dans l’armoire au linge, où elle était soigneusement cachée, une petite bourse ornée de perles; c’était tout ce qu’elle possédait au monde.

– Prends, dit-elle à Fabrice; mais au nom de Dieu! ne te fais pas tuer. Que restera-t-il à ta malheureuse mère et à moi, si tu nous manques? Quant au succès de Napoléon, il est impossible, mon pauvre ami; nos messieurs sauront bien le faire périr. N’as-tu pas entendu, il y a huit jours, à Milan, l’histoire des vingt-trois projets d’assassinat tous si bien combinés et auxquels il n’échappa que par miracle? et alors il était tout-puissant. Et tu as vu que ce n’est pas la volonté de le perdre qui manque à nos ennemis; la France n’était plus rien depuis son départ.

C’était avec l’accent de l’émotion la plus vive que la comtesse parlait à Fabrice des futures destinées de Napoléon. – En te permettant d’aller le rejoindre, je lui sacrifie ce que j’ai de plus cher au monde, disait-elle. Les yeux de Fabrice se mouillèrent, il répandit des larmes en embrassant la comtesse, mais sa résolution de partir ne fut pas un instant ébranlée. Il expliquait avec effusion à cette amie si chère toutes les raisons qui le déterminaient, et que nous prenons la liberté de trouver bien plaisantes.

– Hier soir, il était six heures moins sept minutes, nous nous promenions, comme tu sais, sur le bord du lac dans l’allée de platanes, au-dessous de la Casa Sommariva, et nous marchions vers le sud. Là, pour la première fois, j’ai remarqué au loin le bateau qui venait de Côme, porteur d’une si grande nouvelle. Comme je regardais ce bateau sans songer à l’Empereur, et seulement enviant le sort de ceux qui peuvent voyager, tout à coup j’ai été saisi d’une émotion profonde. Le bateau a pris terre, l’agent a parlé bas à mon père, qui a changé de couleur, et nous a pris à part pour nous annoncer la terrible nouvelle. Je me tournai vers le lac sans autre but que de cacher les larmes de joie dont mes yeux étaient inondés. Tout à coup, à une hauteur immense et à ma droite j’ai vu un aigle, l’oiseau de Napoléon; il volait majestueusement, se dirigeant vers la Suisse, et par conséquent vers Paris. Et moi aussi, me suis-je dit à l’instant, je traverserai la Suisse avec la rapidité de l’aigle, et j’irai offrir à ce grand homme bien peu de chose, mais enfin tout ce que je puis offrir, le secours de mon faible bras. Il voulut nous donner une patrie et il aima mon oncle. A l’instant, quand je voyais encore l’aigle, par un effet singulier mes larmes se sont taries; et la preuve que cette idée vient d’en haut, c’est qu’au même moment, sans discuter, j’ai pris ma résolution et j’ai vu les moyens d’exécuter ce voyage. En un clin d’œil toutes les tristesses qui, comme tu sais, empoisonnent ma vie, surtout les dimanches, ont été comme enlevées par un souffle divin. J’ai vu cette grande image de l’Italie se relever de la fange où les Allemands la retiennent plongée 2; elle étendait ses bras meurtris et encore à demi chargés de chaînes vers son roi et son libérateur. Et moi, me suis-je dit, fils encore inconnu de cette mère malheureuse, je partirai, j’irai mourir ou vaincre avec cet homme marqué par le destin, et qui voulut nous laver du mépris que nous jettent même les plus esclaves et les plus vils parmi les habitants de l’Europe.