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– Je vois le fin mot, s’écria-t-elle enfin d’un air de triomphe: vous êtes un jeune bourgeois amoureux de la femme de quelque capitaine du 4ede hussards. Votre amoureuse vous aura fait cadeau de l’uniforme que vous portez, et vous courez après elle. Vrai, comme Dieu est là-haut, vous n’avez jamais été soldat; mais, comme un brave garçon que vous êtes, puisque votre régiment est au feu, vous voulez y paraître, et ne pas passer pour un capon.

Fabrice convint de tout: c’était le seul moyen qu’il eût de recevoir de bons conseils. «J’ignore toutes les façons d’agir de ces Français, se disait-il, et, si je ne suis pas guidé par quelqu’un, je parviendrai encore à me faire jeter en prison, et l’on me volera mon cheval.

– D’abord, mon petit, lui dit la cantinière, qui devenait de plus en plus son amie, conviens que tu n’as pas vingt et un ans: c’est tout le bout du monde si tu en as dix-sept.

C’était la vérité, et Fabrice l’avoua de bonne grâce.

– Ainsi, tu n’es pas même conscrit; c’est uniquement à cause des beaux yeux de la madame que tu vas te faire casser les os. Peste! elle n’est pas dégoûtée. Si tu as encore quelques-uns de ces jaunets qu’elle t’a remis, il faut primo que tu achètes un autre cheval; vois comme ta rosse dresse les oreilles quand le bruit du canon ronfle d’un peu près; c’est là un cheval de paysan qui te fera tuer dès que tu seras en ligne. Cette fumée blanche, que tu vois là-bas par-dessus la haie, ce sont des feux de peloton, mon petit! Ainsi, prépare-toi à avoir une fameuse venette, quand tu vas entendre siffler les balles. Tu ferais aussi bien de manger un morceau tandis que tu en as encore le temps.

Fabrice suivit ce conseil, et, présentant un napoléon à la vivandière, la pria de se payer.

– C’est pitié de le voir! s’écria cette femme; le pauvre petit ne sait pas seulement dépenser son argent! Tu mériterais bien qu’après avoir empoigné ton napoléon je fisse prendre son grand trot à Cocotte; du diable si ta rosse pourrait me suivre. Que ferais-tu, nigaud, en me voyant détaler? Apprends que, quand le brutal gronde, on ne montre jamais d’or. Tiens, lui dit-elle, voilà dix-huit francs cinquante centimes, et ton déjeuner te coûte trente sous. Maintenant, nous allons bientôt avoir des chevaux à revendre. Si la bête est petite, tu en donneras dix francs, et, dans tous les cas, jamais plus de vingt francs, quand ce serait le cheval des quatre fils Aymon.

Le déjeuner fini, la vivandière, qui pérorait toujours, fut interrompue par une femme qui s’avançait à travers champs, et qui passa sur la route.

– Holà, hé! lui cria cette femme; holà! Margot! ton 6eléger est sur la droite.

– Il faut que je te quitte, mon petit, dit la vivandière à notre héros; mais en vérité tu me fais pitié; j’ai de l’amitié pour toi, sacré dié! Tu ne sais rien de rien, tu vas te faire moucher, comme Dieu est Dieu! Viens-t’en au 6eléger avec moi.

– Je comprends bien que je ne sais rien, lui dit Fabrice, mais je veux me battre et suis résolu d’aller là-bas vers cette fumée blanche.

– Regarde comme ton cheval remue les oreilles! Dès qu’il sera là-bas, quelque peu de vigueur qu’il ait, il te forcera la main, il se mettra à galoper, et Dieu sait où il te mènera. Veux-tu m’en croire? Dès que tu seras avec les petits soldats, ramasse un fusil et une giberne, mets-toi à côté des soldats et fais comme eux, exactement. Mais, mon Dieu, je parie que tu ne sais pas seulement déchirer une cartouche.

Fabrice, fort piqué, avoua cependant à sa nouvelle amie qu’elle avait deviné juste.

– Pauvre petit! il va être tué tout de suite; vrai comme Dieu! ça ne sera pas long. Il faut absolument que tu viennes avec moi, reprit la cantinière d’un air d’autorité.

– Mais je veux me battre.

– Tu te battras aussi; va, le 6eléger est un fameux, et aujourd’hui il y en a pour tout le monde.

– Mais serons-nous bientôt à votre régiment?

– Dans un quart d’heure tout au plus.

«Recommandé par cette brave femme, se dit Fabrice, mon ignorance de toutes choses ne me fera pas prendre pour un espion, et je pourrai me battre.» A ce moment, le bruit du canon redoubla, un coup n’attendait pas l’autre.

– C’est comme un chapelet, dit Fabrice.

– On commence à distinguer les feux de peloton, dit la vivandière en donnant un coup de fouet à son petit cheval qui semblait tout animé par le feu.

La cantinière tourna à droite et prit un chemin de traverse au milieu des prairies; il y avait un pied de boue; la petite charrette fut sur le point d’y rester: Fabrice poussa à la roue. Son cheval tomba deux fois; bientôt le chemin, moins rempli d’eau, ne fut plus qu’un sentier au milieu du gazon. Fabrice n’avait pas fait cinq cents pas que sa rosse s’arrêta tout court: c’était un cadavre, posé en travers du sentier, qui faisait horreur au cheval et au cavalier.

La figure de Fabrice, très pâle naturellement, prit une teinte verte fort prononcée: la cantinière, après avoir regardé le mort, dit, comme se parlant à elle-même:

– Ça n’est pas de notre division. Puis, levant les yeux sur notre héros, elle éclata de rire.

– Ah! ah! mon petit! s’écria-t-elle, en voilà du nanan!

Fabrice restait glacé. Ce qui le frappait surtout c’était la saleté des pieds de ce cadavre qui déjà était dépouillé de ses souliers, et auquel on n’avait laissé qu’un mauvais pantalon tout souillé de sang.

– Approche, lui dit la cantinière; descends de cheval; il faut que tu t’y accoutumes; tiens, s’écria-t-elle, il en a eu par la tête.

Une balle, entrée à côté du nez, était sortie par la tempe opposée, et défigurait ce cadavre d’une façon hideuse; il était resté avec un œil ouvert.

– Descends donc de cheval, petit, dit la cantinière, et donne-lui une poignée de main pour voir s’il te la rendra.

Sans hésiter, quoique prêt à rendre l’âme de dégoût, Fabrice se jeta à bas de cheval et prit la main du cadavre qu’il secoua ferme; puis il resta comme anéanti; il sentait qu’il n’avait pas la force de remonter à cheval. Ce qui lui faisait horreur surtout c’était cet œil ouvert.

«La vivandière va me croire un lâche», se disait-il avec amertume; mais il sentait l’impossibilité de faire un mouvement: il serait tombé. Ce moment fut affreux; Fabrice fut sur le point de se trouver mal tout à fait. La vivandière s’en aperçut, sauta lestement à bas de sa petite voiture, et lui présenta, sans mot dire, un verre d’eau-de-vie qu’il avala d’un trait; il put remonter sur sa rosse, et continua la route sans dire une parole. La vivandière le regardait de temps à autre du coin de l’œil.

– Tu te battras demain, mon petit, lui dit-elle enfin, aujourd’hui tu resteras avec moi. Tu vois bien qu’il faut que tu apprennes le métier de soldat.

– Au contraire, je veux me battre tout de suite, s’écria notre héros d’un air sombre, qui sembla de bon augure à la vivandière. Le bruit du canon redoublait et semblait s’approcher. Les coups commençaient à former comme une basse continue; un coup n’était séparé du coup voisin par aucun intervalle, et sur cette basse continue, qui rappelait le bruit d’un torrent lointain, on distinguait fort bien les feux de peloton.