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Le combat un instant interrompu par les cris de mort des paysans tardait à recommencer; Fabrice insulta de nouveau la fatuité du comte.

– Monsieur le comte, lui criait-il, quand on est insolent, il faut être brave. Je sens que la condition est dure pour vous, vous aimez mieux payer des gens qui sont braves.

Le comte, de nouveau piqué, se mit à lui crier qu’il avait longtemps fréquenté la salle d’armes du fameux Battistin à Naples, et qu’il allait châtier son insolence; la colère du comte M*** ayant enfin reparu, il se battit avec assez de fermeté, ce qui n’empêcha point Fabrice de lui donner un fort beau coup d’épée dans la poitrine, qui le retint au lit plusieurs mois. Ludovic, en donnant les premiers soins au blessé, lui dit à l’oreille:

– Si vous dénoncez ce duel à la police, je vous ferai poignarder dans votre lit.

Fabrice se sauva dans Florence; comme il s’était tenu caché à Bologne, ce fut à Florence seulement qu’il reçut toutes les lettres de reproches de la duchesse; elle ne pouvait lui pardonner d’être venu à son concert et de ne pas avoir cherché à lui parler. Fabrice fut ravi des lettres du comte Mosca, elles respiraient une franche amitié et les sentiments les plus nobles. Il devina que le comte avait écrit à Bologne, de façon à écarter les soupçons qui pouvaient peser sur lui relativement au duel; la police fut d’une justice parfaite: elle constata que deux étrangers, dont l’un seulement, le blessé, était connu (le comte M***) s’étaient battus à l’épée, devant plus de trente paysans, au milieu desquels se trouvait vers la fin du combat le curé du village qui avait fait de vains efforts pour séparer les duellistes. Comme le nom de Joseph Bossi n’avait point été prononcé, moins de deux mois après, Fabrice osa revenir à Bologne, plus convaincu que jamais que sa destinée le condamnait à ne jamais connaître la partie noble et intellectuelle de l’amour. C’est ce qu’il se donna le plaisir d’expliquer fort au long à la duchesse; il était bien las de sa vie solitaire et désirait passionnément alors retrouver les charmantes soirées qu’il passait entre le comte et sa tante. Il n’avait pas revu depuis eux les douceurs de la bonne compagnie.

Je me suis tant ennuyé à propos de l’amour que je voulais me donner et de la Fausta, écrivait-il à la duchesse, que maintenant son caprice me fût-il encore favorable, je ne ferais pas vingt lieues pour aller la sommer de sa parole; ainsi ne crains pas, comme tu me le dis, que j’aille jusqu’à Paris où je vois qu’elle débute avec un succès fou. Je ferais toutes les lieues possibles pour passer une soirée avec toi et avec ce comte si bon pour ses amis.

LIVRE SECOND

Par ses cris continuels, cette république nous empêcherait de jouir de la meilleure des monarchies.

(Chap. XXIII.)

CHAPITRE XIV

Pendant que Fabrice était à la chasse de l’amour dans un village voisin de Parme, le fiscal général Rassi, qui ne le savait pas si près de lui, continuait à traiter son affaire comme s’il eût été un libéral: il feignit de ne pouvoir trouver, ou plutôt intimida les témoins à décharge; et enfin, après un travail fort savant de près d’une année, et environ deux mois après le dernier retour de Fabrice à Bologne, un certain vendredi, la marquise Raversi, ivre de joie, dit publiquement dans son salon que, le lendemain, la sentence qui venait d’être rendue depuis une heure contre le petit del Dongo serait présentée à la signature du prince et approuvée par lui. Quelques minutes plus tard la duchesse sut ce propos de son ennemie.

«Il faut que le comte soit bien mal servi par ses agents! se dit-elle; encore ce matin il croyait que la sentence ne pouvait être rendue avant huit jours. Peut-être ne serait-il pas fâché d’éloigner de Parme mon jeune grand vicaire; mais, ajouta-t-elle en chantant, nous le verrons revenir, et un jour il sera notre archevêque.» La duchesse sonna:

– Réunissez tous les domestiques dans la salle d’attente, dit-elle à son valet de chambre, même les cuisiniers; allez prendre chez le commandant de la place le permis nécessaire pour avoir quatre chevaux de poste, et enfin qu’avant une demi-heure ces chevaux soient attelés à mon landau. Toutes les femmes de la maison furent occupées à faire des malles, la duchesse prit à la hâte un habit de voyage, le tout sans rien faire dire au comte; l’idée de se moquer un peu de lui la transportait de joie.

– Mes amis, dit-elle aux domestiques rassemblés, j’apprends que mon pauvre neveu va être condamné par contumace pour avoir eu l’audace de défendre sa a vie contre un furieux; c’était Giletti qui voulait le tuer. Chacun de vous a pu voir combien le caractère de Fabrice est doux et inoffensif. Justement indignée de cette injure atroce, je pars pour Florence: je laisse à chacun de vous ses gages pendant dix ans; si vous êtes malheureux, écrivez-moi, et tant que j’aurai un sequin, il y aura quelque chose pour vous.

La duchesse pensait exactement ce qu’elle disait, et, à ses derniers mots, les domestiques fondirent en larmes; elle aussi avait les yeux humides; elle ajouta d’une voix émue:

– Priez Dieu pour moi et pour Mgr Fabrice del Dongo, premier grand vicaire du diocèse, qui demain matin va être condamné aux galères, ou, ce qui serait moins bête, à la peine de mort.

Les larmes des domestiques redoublèrent et peu à peu se changèrent en cris à peu près séditieux; la duchesse monta dans son carrosse et se fit conduire au palais du prince. Malgré l’heure indue, elle fit solliciter une audience par le général Fontana, aide de camp de service; elle n’était point en grand habit de cour, ce qui jeta cet aide de camp dans une stupeur profonde. Quant au prince, il ne fut point surpris, et encore moins fâché de cette demande d’audience. «Nous allons voir des larmes répandues par de beaux yeux, se dit-il en se frottant les mains. Elle vient demander grâce; enfin cette fière beauté va s’humilier! elle était aussi trop insupportable avec ses petits airs d’indépendance! Ces yeux si parlants semblaient toujours me dire, à la moindre chose qui la choquait: Naples ou Milan seraient un séjour bien autrement aimable que votre petite ville de Parme. A la vérité je ne règne pas sur Naples ou sur Milan; mais enfin cette grande dame vient me demander quelque chose qui dépend de moi uniquement et qu’elle brûle d’obtenir; j’ai toujours pensé que l’arrivé de ce neveu m’en ferait tirer pied ou aile.»

Pendant que le prince souriait à ces pensées et se livrait à toutes ces prévisions agréables, il se promenait dans son grand cabinet, à la porte duquel le général Fontana était resté debout et raide comme un soldat au port d’armes. Voyant les yeux brillants du prince, et se rappelant l’habit de voyage de la duchesse, il crut à la dissolution de la monarchie. Son ébahissement n’eut plus de bornes quand il entendit le prince lui dire:

– Priez Mme la duchesse d’attendre un petit quart d’heure.

Le général aide de camp fit son demi-tour comme un soldat à la parade; le prince sourit encore: «Fontana n’est pas accoutumé, se dit-il, à voir attendre cette fière duchesse: la figure étonnée avec laquelle il va lui parler du petit quart d’heure d’attente préparera le passage aux larmes touchantes que ce cabinet va voir répandre.» Ce petit quart d’heure fut délicieux pour le prince, il se promenait d’un pas ferme et égal, il régnait. «Il s’agit ici de ne rien dire qui ne soit parfaitement à sa place; quels que soient mes sentiments envers la duchesse, il ne faut point oublier que c’est une des plus grandes dames de ma cour. Comment Louis XIV parlait-il aux princesses ses filles quand il avait lieu d’en être mécontent?» et ses yeux s’arrêtèrent sur le portrait du grand roi.