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En approchant à pied du pont de bateaux de Casal-Maggiore, Fabrice relisait attentivement le passeport de Giletti. Notre héros avait grand-peur, il se rappelait vivement tout ce que le comte Mosca lui avait dit du danger qu’il y avait pour lui à rentrer dans les Etats autrichiens; or, il voyait à deux cents pas devant lui le pont terrible qui allait lui donner accès en ce pays, dont la capitale à ses yeux était le Spielberg. Mais comment faire autrement? Le duché de Modène qui borne au midi l’Etat de Parme lui rendait les fugitifs en vertu d’une convention expresse; la frontière de l’Etat qui s’étend dans les montagnes du côté de Gênes était trop éloignée; sa mésaventure serait connue à Parme bien avant qu’il pût atteindre ces montagnes; il ne restait donc que les Etats de l’Autriche sur la rive gauche du Pô. Avant qu’on eût le temps d’écrire aux autorités autrichiennes pour les engager à l’arrêter, il se passerait peut-être trente-six heures ou deux jours. Toutes réflexions faites, Fabrice brûla avec le feu de son cigare son propre passeport; il valait mieux pour lui en pays autrichien être un vagabond que d’être Fabrice del Dongo, et il était possible qu’on le fouillât.

Indépendamment de la répugnance bien naturelle qu’il avait à confier sa vie au passeport du malheureux Giletti, ce document présentait des difficultés matérielles: la taille de Fabrice atteignait tout au plus à cinq pieds cinq pouces, et non pas à cinq pieds dix pouces comme l’énonçait le passeport; il avait près de vingt-quatre ans et paraissait plus jeune, Giletti en avait trente-neuf. Nous avouerons que notre héros se promena une grande demi-heure sur une contre-digue du Pô voisine du pont de barques, avant de se décider à y descendre. «Que conseillerais-je à un autre qui se trouverait à ma place? se dit-il enfin. Evidemment de passer: il y a péril à rester dans l’Etat de Parme; un gendarme peut être envoyé à la poursuite de l’homme qui en a tué un autre, fût-ce même à son corps défendant.» Fabrice fit la revue de ses poches, déchira tous les papiers et ne garda exactement que son mouchoir et sa boîte à cigares; il lui importait d’abréger l’examen qu’il allait subir. Il pensa à une terrible objection qu’on pourrait lui faire et à laquelle il ne trouvait que de mauvaises réponses: il allait dire qu’il s’appelait Giletti et tout son linge était marqué F.D.

Comme on voit, Fabrice était un de ces malheureux tourmentés par leur imagination; c’est assez le défaut des gens d’esprit en Italie. Un soldat français d’un courage égal ou même inférieur se serait présenté pour passer sur le pont tout de suite, et sans songer d’avance à aucune difficulté; mais aussi il y aurait porté tout son sang-froid, et Fabrice était bien loin d’être de sang-froid, lorsque au bout du pont un petit homme, vêtu de gris, lui dit:

– Entrez au bureau de police pour votre passeport.

Ce bureau avait des murs sales garnis de clous auxquels les pipes et les chapeaux sales des employés étaient suspendus. Le grand bureau de sapin derrière lequel ils étaient retranchés était tout taché d’encre et de vin; deux ou trois gros registres reliés en peau verte portaient des taches de toutes couleurs, et la tranche de leurs pages était noircie par les mains. Sur les registres placés en pile l’un sur l’autre il y avait trois magnifiques couronnes de laurier qui avaient servi l’avant-veille pour une des fêtes de l’Empereur.

Fabrice fut frappé de tous ces détails, ils lui serrèrent le cœur; il paya ainsi le luxe magnifique et plein de fraîcheur qui éclatait dans son joli appartement du palais Sanseverina. Il était obligé d’entrer dans ce sale bureau et d’y paraître comme inférieur; il allait subir un interrogatoire.

L’employé qui tendit une main jaune pour prendre son passeport était petit et noir, il portait un bijou de laiton à sa cravate. «Ceci est un bourgeois de mauvaise humeur», se dit Fabrice; le personnage parut excessivement surpris en lisant le passeport, et cette lecture dura bien cinq minutes.

– Vous avez eu un accident, dit-il à l’étranger en indiquant sa joue du regard.

– Le veturino nous a jetés en bas de la digue du Pô.

Puis le silence recommença et l’employé lançait des regards farouches sur le voyageur.

«J’y suis, se dit Fabrice, il va me dire qu’il est fâché d’avoir une mauvaise nouvelle à m’apprendre et que je suis arrêté.» Toutes sortes d’idées folles arrivèrent à la tête de notre héros, qui dans ce moment n’était pas fort logique. Par exemple, il songea à s’enfuir par la porte du bureau qui était restée ouverte.

«Je me défais de mon habit; je me jette dans le Pô, et sans doute je pourrai le traverser à la nage. Tout vaut mieux que le Spielberg.» L’employé de police le regardait fixement au moment où il calculait les chances de succès de cette équipée, cela faisait deux bonnes physionomies. La présence du danger donne du génie à l’homme raisonnable, elle le met, pour ainsi dire, au-dessus de lui-même; à l’homme d’imagination elle inspire des romans, hardis il est vrai, mais souvent absurdes.

Il fallait voir l’œil indigné de notre héros sous l’œil scrutateur de ce commis de police orné de ses bijoux de cuivre. «Si je le tuais, se disait Fabrice, je serai condamné pour meurtre à vingt ans de galère ou à la mort, ce qui est bien moins affreux que le Spielberg avec une chaîne de cent vingt livres à chaque pied et huit onces de pain pour toute nourriture, et cela dure vingt ans; ainsi je n’en sortirais qu’à quarante-quatre ans.» La logique de Fabrice oubliait que, puisqu’il avait brûlé son passeport, rien n’indiquait à l’employé de police qu’il fût le rebelle Fabrice del Dongo.

Notre héros était suffisamment effrayé, comme on le voit; il l’eût été bien davantage s’il eût connu les pensées qui agitaient le commis de police. Cet homme était ami de Giletti; on peut juger de sa surprise lorsqu’il vit son passeport entre les mains d’un autre; son premier mouvement fut de faire arrêter cet autre, puis il songea que Giletti pouvait bien avoir vendu son passeport à ce beau jeune homme qui apparemment venait de faire quelque mauvais coup à Parme. «Si je l’arrête, se dit-il, Giletti sera compromis; on découvrira facilement qu’il a vendu son passeport; d’un autre côté, que diront mes chefs si l’on vient à vérifier que moi, ami de Giletti, j’ai visé son passeport porté par un autre?» L’employé se leva en bâillant et dit à Fabrice:

– Attendez, monsieur.

Puis, par une habitude de police, il ajouta:

– Il s’élève une difficulté.

Fabrice dit à part soi: «Il va s’élever ma fuite.»

En effet, l’employé quittait le bureau dont il laissait la porte ouverte, et le passeport était resté sur la table de sapin. «Le danger est évident, pensa Fabrice; je vais prendre mon passeport et repasser le pont au petit pas, je dirai au gendarme, s’il m’interroge, que j’ai oublié de faire viser mon passeport par le commissaire de police du dernier village des Etats de Parme.» Fabrice avait déjà son passeport à la main, lorsque, à son inexprimable étonnement, il entendit le commis aux bijoux de cuivre qui disait:

– Ma foi je n’en puis plus; la chaleur m’étouffe; je vais au café prendre la demi-tasse. Entrez au bureau quand vous aurez fini votre pipe, il y a un passeport à viser; l’étranger est là.