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Giletti jurait comme un damné.

– Ah! je vais te couper la gorge, gredin de prêtre, répétait-il à chaque instant.

Fabrice était tout essoufflé et ne pouvait parler; le coup de pommeau d’épée dans la figure le faisait beaucoup souffrir, et son nez saignait abondamment; il para plusieurs coups avec son couteau de chasse et porta plusieurs bottes sans trop savoir ce qu’il faisait; il lui semblait vaguement être à un assaut public. Cette idée lui avait été suggérée par la présence de ses ouvriers qui, au nombre de vingt-cinq ou trente, formaient cercle autour des combattants, mais à distance fort respectueuse; car on voyait ceux-ci courir à tout moment et s’élancer l’un sur l’autre.

Le combat semblait se ralentir un peu; les coups ne se suivaient plus avec la même rapidité, lorsque Fabrice se dit: «A la douleur que je ressens au visage, il faut qu’il m’ait défiguré.» Saisi de rage à cette idée, il sauta sur son ennemi la pointe du couteau de chasse en avant. Cette pointe entra dans le côté droit de la poitrine de Giletti et sortit vers l’épaule gauche; au même instant l’épée de Giletti pénétrait de toute sa longueur dans le haut du bras de Fabrice, mais l’épée glissa sous la peau, et ce fut une blessure insignifiante.

Giletti était tombé; au moment où Fabrice s’avançait vers lui, regardant sa main gauche qui tenait un couteau, cette main s’ouvrait machinalement et laissait échapper son arme.

«Le gredin est mort», se dit Fabrice; il le regarda au visage, Giletti rendait beaucoup de sang par la bouche. Fabrice courut à la voiture.

– Avez-vous un miroir? cria-t-il à Marietta. Marietta le regardait très pâle et ne répondait pas. La vieille femme ouvrit d’un grand sang-froid un sac à ouvrage vert, et présenta à Fabrice un petit miroir à manche grand comme la main. Fabrice, en se regardant, se maniait la figure: «Les yeux sont sains, se disait-il, c’est déjà beaucoup.» Il regarda les dents, elles n’étaient point cassées.

– D’où vient donc que je souffre tant? se disait-il à demi-voix.

La vieille femme lui répondit:

– C’est que le haut de votre joue a été pilé entre le pommeau de l’épée de Giletti et l’os que nous avons là. Votre joue est horriblement enflée et bleue: mettez-y des sangsues à l’instant, et ce ne sera rien.

– Ah! des sangsues à l’instant, dit Fabrice en riant, et il reprit tout son sang-froid. Il vit que les ouvriers entouraient Giletti et le regardaient sans oser le toucher.

– Secourez donc cet homme, leur cria-t-il; ôtez-lui son habit…

Il allait continuer, mais, en levant les yeux, il vit cinq ou six hommes à trois cents pas sur la grande route qui s’avançaient à pied et d’un pas mesuré vers le lieu de la scène.

«Ce sont des gendarmes, pensa-t-il, et comme il y a un homme de tué, ils vont m’arrêter, et j’aurai l’honneur de faire une entrée solennelle dans la ville de Parme. Quelle anecdote pour les courtisans amis de la Raversi et qui détestent ma tante!»

Aussitôt, et avec la rapidité de l’éclair, il jette aux ouvriers ébahis tout l’argent qu’il avait dans ses poches, il s’élance dans la voiture.

– Empêchez les gendarmes de me poursuivre, crie-t-il à ses ouvriers, et je fais votre fortune; dites-leur que je suis innocent, que cet homme m’a attaqué et voulait me tuer.

– Et toi, dit-il au veturino, mets tes chevaux au galop, tu auras quatre napoléons d’or si tu passes le Pô avant que ces gens là-bas puissent m’atteindre.

– Ça va! dit le veturino; mais n’ayez donc pas peur, ces hommes là-bas sont à pied, et le trot seul de mes petits chevaux suffit pour les laisser fameusement derrière.

Disant ces paroles il les mit au galop.

Notre héros fut choqué de ce mot “peur” employé par le cocher: c’est que réellement il avait eu une peur extrême après le coup de pommeau d’épée qu’il avait reçu dans la figure.

– Nous pouvons contre-passer des gens à cheval venant vers nous, dit le veturino prudent et qui songeait aux quatre napoléons, et les hommes qui nous suivent peuvent crier qu’on nous arrête.

Ceci voulait dire: Rechargez vos armes…

– Ah! que tu es brave, mon petit abbé! s’écriait la Marietta en embrassant Fabrice.

La vieille femme regardait hors de la voiture par la portière: au bout d’un peu de temps elle rentra la tête.

– Personne ne vous poursuit, monsieur, dit-elle à Fabrice d’un grand sang-froid; et il n’y a personne sur la route devant vous. Vous savez combien les employés de la police autrichienne sont formalistes: s’ils vous voient arriver ainsi au galop, sur la digue au bord du Pô, ils vous arrêteront, n’en ayez aucun doute.

Fabrice regarda par la portière.

– Au trot, dit-il au cocher. Quel passeport avez-vous? dit-il à la vieille femme.

– Trois au lieu d’un, répondit-elle, et qui nous ont coûté chacun quatre francs: n’est-ce pas une horreur pour de pauvres artistes dramatiques qui voyagent toute l’année! Voici le passeport de M. Giletti, artiste dramatique, ce sera vous; voici nos deux passeports à la Mariettina et à moi. Mais Giletti avait tout notre argent dans sa poche, qu’allons-nous devenir?

– Combien avait-il? dit Fabrice.

– Quarante beaux écus de cinq francs, dit la vielle femme.

– C’est-à-dire six de la petite monnaie, dit la Marietta en riant; je ne veux pas que l’on trompe mon petit abbé.

– N’est-il pas tout naturel, monsieur, reprit la vieille femme d’un grand sang-froid, que je cherche à vous accrocher trente-quatre écus? Qu’est-ce que trente-quatre écus pour vous? Et nous, nous avons perdu notre protecteur; qui est-ce qui se chargera de nous loger, de débattre les prix avec les veturini quand nous voyageons, et de faire peur à tout le monde? Giletti n’était pas beau, mais il était bien commode, et si la petite que voilà n’était pas une sotte, qui d’abord s’est amourachée de vous, jamais Giletti ne se fût aperçu de rien, et vous nous auriez donné de beaux écus. Je vous assure que nous sommes bien pauvres.

Fabrice fut touché; il tira sa bourse et donna quelques napoléons à la vieille femme.

– Vous voyez, lui dit-il, qu’il ne m’en reste que quinze, ainsi il est inutile dorénavant de me tirer aux jambes.

La petite Marietta lui sauta au cou, et la vieille lui baisait les mains. La voiture avançait toujours au petit trot. Quand on vit de loin les barrières jaunes rayées de noir qui annoncent les possessions autrichiennes, la vieille femme dit à Fabrice:

– Vous feriez mieux d’entrer à pied avec le passeport de Giletti dans votre poche; nous, nous allons nous arrêter un instant, sous prétexte de faire un peu de toilette. Et d’ailleurs, la douane visitera nos effets. Vous, si vous m’en croyez, traversez Casal-Maggiore d’un pas nonchalant; entrez même au café et buvez le verre d’eau-de-vie; une fois hors du village, filez ferme. La police est vigilante en diable en pays autrichien: elle saura bientôt qu’il y a eu un homme de tué: vous voyagez avec un passeport qui n’est pas le vôtre, il n’en faut pas tant pour passer deux ans en prison. Gagnez le Pô à droite en sortant de la ville, louez une barque et réfugiez-vous à Ravenne ou à Ferrare; sortez au plus vite des Etats autrichiens. Avec deux louis vous pourrez acheter un autre passeport de quelque douanier, celui-ci vous serait fatal; rappelez-vous que vous avez tué l’homme.