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Fabrice détourna la tête avec horreur. «L’abbé Blanès a plus de quatre-vingt-trois ans, se dit-il tristement, il ne vient presque plus au château, à ce que m’a raconté ma sœur; les infirmités de la vieillesse ont produit leur effet. Ce cœur si ferme et si noble est glacé par l’âge. Dieu sait depuis combien de temps il ne va plus à son clocher! je me cacherai dans le cellier, sous les cuves ou sous le pressoir jusqu’au moment de son réveil; je n’irai pas troubler le sommeil du bon vieillard; probablement il aura oublié jusqu’à mes traits; six ans font beaucoup à cet âge! je ne trouverai plus que le tombeau d’un ami! Et c’est un véritable enfantillage, ajouta-t-il, d’être venu ici affronter le dégoût que me cause le château de mon père.»

Fabrice entrait alors sur la petite place de l’église; ce fut avec un étonnement allant jusqu’au délire qu’il vit, au second étage de l’antique clocher, la fenêtre étroite et longue éclairée par la petite lanterne de l’abbé Blanès. L’abbé avait coutume de l’y déposer, en montant à la cage de planches qui formait son observatoire, afin que la clarté ne l’empêchât pas de lire sur son planisphère. Cette carte du ciel était tendue sur un grand vase de terre cuite qui avait appartenu jadis à un oranger du château. Dans l’ouverture, au fond du vase, brûlait la plus exiguë des lampes, dont un petit tuyau de fer-blanc conduisait la fumée hors du vase, et l’ombre du tuyau marquait le nord sur la carte. Tous ces souvenirs de choses si simples inondèrent d’émotions l’âme de Fabrice et la remplirent de bonheur.

Presque sans y songer, il fit avec l’aide de ses deux mains le petit sifflement bas et bref qui autrefois était le signal de son admission. Aussitôt il entendit tirer à plusieurs reprises la corde qui, du haut de l’observatoire ouvrait le loquet de la porte du clocher. Il se précipita dans l’escalier, ému jusqu’au transport; il trouva l’abbé sur son fauteuil de bois à sa place accoutumée; son œil était fixé sur la petite lunette d’un quart de cercle mural. De la main gauche, l’abbé lui fit signe de ne pas l’interrompre dans son observation; un instant après il écrivit un chiffre sur une carte à jouer, puis, se retournant sur son fauteuil, il ouvrit les bras à notre héros qui s’y précipita en fondant en larmes. L’abbé Blanès était son véritable père.

– Je t’attendais, dit Blanès, après les premiers mots d’épanchement et de tendresse.

L’abbé faisait-il son métier de savant; ou bien, comme il pensait souvent à Fabrice, quelque signe astrologique lui avait-il par un pur hasard annoncé son retour?

– Voici ma mort qui arrive, dit l’abbé Blanès.

– Comment! s’écria Fabrice tout ému.

– Oui, reprit l’abbé d’un ton sérieux, mais point triste: cinq mois et demi ou six mois et demi après que je t’aurai revu, ma vie ayant trouvé son complément de bonheur, s’éteindra.

Come face al mancar dell alimento

(comme la petite lampe quand l’huile vient à manquer). Avant le moment suprême, je passerai probablement un ou deux mois sans parler, après quoi je serai reçu dans le sein de notre père; si toutefois il trouve que j’ai rempli mon devoir dans le poste où il m’avait placé en sentinelle.

«Toi tu es excédé de fatigue, ton émotion te dispose au sommeil. Depuis que je t’attends, j’ai caché un pain et une bouteille d’eau-de-vie dans la grande caisse de mes instruments. Donne ces soutiens à ta vie et tâche de prendre assez de forces pour m’écouter encore quelques instants. Il est en mon pouvoir de te dire plusieurs choses avant que la nuit soit tout à fait remplacée par le jour; maintenant je les vois beaucoup plus distinctement que peut-être je ne les verrai demain. Car, mon enfant, nous sommes toujours faibles, et il faut toujours faire entrer cette faiblesse en ligne de compte. Demain peut-être le vieil homme, l’homme terrestre sera occupé en moi des préparatifs de ma mort, et demain soir à 9 heures, il faut que tu me quittes.

Fabrice lui ayant obéi en silence comme c’était sa coutume:

– Donc, il est vrai, reprit le vieillard, que lorsque tu as essayé de voir Waterloo, tu n’as trouvé d’abord qu’une prison?

– Oui, mon père, répliqua Fabrice étonné.

– Eh bien, ce fut un rare bonheur, car, averti par ma voix, ton âme peut se préparer à une autre prison bien autrement dure, bien plus terrible! Probablement tu n’en sortiras que par un crime, mais, grâce au ciel, ce crime ne sera pas commis par toi. Ne tombe jamais dans le crime avec quelque violence que tu sois tenté; je crois voir qu’il sera question de tuer un innocent, qui, sans le savoir, usurpe tes droits; si tu résistes à la violente tentation qui semblera justifiée par les lois de l’honneur, ta vie sera très heureuse aux yeux des hommes…, et raisonnablement heureuse aux yeux du sage, ajouta-t-il, après un instant de réflexion; tu mourras comme moi, mon fils, assis sur un siège de bois, loin de tout luxe, et détrompé du luxe, et comme moi n’ayant à te faire aucun reproche grave.

«Maintenant, les choses de l’état futur sont terminées entre nous, je ne pourrais ajouter rien de bien important. C’est en vain que j’ai cherché à voir de quelle durée sera cette prison; s’agit-il de six mois, d’un an, de dix ans? Je n’ai rien pu découvrir; apparemment j’ai commis quelque faute, et le ciel a voulu me punir par le chagrin de cette incertitude. J’ai vu seulement qu’après la prison, mais je ne sais si c’est au moment même de la sortie, il y aura ce que j’appelle un crime, mais par bonheur je crois être sûr qu’il ne sera pas commis par toi. Si tu as la faiblesse de tremper dans ce crime, tout le reste de mes calculs n’est qu’une longue erreur. Alors tu ne mourras point avec la paix de l’âme, sur un siège de bois et vêtu de blanc.

En disant ces mots, l’abbé Blanès voulut se lever; ce fut alors que Fabrice s’aperçut des ravages du temps; il mit près d’une minute à se lever et à se retourner vers Fabrice. Celui-ci le laissait faire, immobile et silencieux. L’abbé se jeta dans ses bras à diverses reprises; il le serra avec une extrême tendresse. Après quoi il reprit avec toute sa gaieté d’autrefois:

– Tâche de t’arranger au milieu de mes instruments pour dormir un peu commodément, prends mes pelisses; tu en trouveras plusieurs de grand prix que la duchesse Sanseverina me fit parvenir il y a quatre ans. Elle me demanda une prédiction sur ton compte, que je me gardai bien de lui envoyer, tout en gardant ses pelisses et son beau quart de cercle. Toute l’annonce de l’avenir est une infraction à la règle, et a ce danger qu’elle peut changer l’événement, auquel cas toute la science tombe par terre comme un véritable jeu d’enfant; et d’ailleurs il y avait des choses dures à dire à cette duchesse toujours si jolie. A propos, ne sois point effrayé dans ton sommeil par les cloches qui vont faire un tapage effroyable à côté de ton oreille, lorsque l’on va sonner la messe de sept heures; plus tard, à l’étage inférieur, ils vont mettre en branle le gros bourdon qui secoue tous mes instruments. C’est aujourd’hui saint Giovita, martyr et soldat. Tu sais, le petit village de Grianta a le même patron que la grande ville de Brescia, ce qui, par parenthèse, trompa d’une façon bien plaisante mon illustre maître Jacques Marini de Ravenne. Plusieurs fois il m’annonça que je ferais une assez belle fortune ecclésiastique, il croyait que je serais curé de la magnifique église de Saint-Giovita, à Brescia; j’ai été curé d’un petit village de sept cent cinquante feux! Mais tout a été pour le mieux. J’ai vu, il n’y a pas dix ans de cela, que si j’eusse été curé à Brescia, ma destinée était d’être mis en prison sur une colline de la Moravie, au Spielberg. Demain je t’apporterai toutes sortes de mets délicats volés au grand dîner que je donne à tous les curés des environs qui viennent chanter à ma grand-messe. Je les apporterai en bas, mais ne cherche point à me voir, ne descends pour te mettre en possession de ces bonnes choses que lorsque tu m’auras entendu ressortir. Il ne faut pas que tu me revoies de jour, et le soleil se couchant demain à sept heures et vingt-sept minutes, je ne viendrai t’embrasser que vers les huit heures, et il faut que tu partes pendant que les heures se comptent encore par neuf, c’est-à-dire avant que l’horloge ait sonné dix heures. Prends garde que l’on ne te voie aux fenêtres du clocher: les gendarmes ont ton signalement et ils sont en quelque sorte sous les ordres de ton frère qui est un fameux tyran. Le marquis del Dongo s’affaiblit, ajouta Blanès d’un air triste, et s’il te revoyait, peut-être te donnerait-il quelque chose de la main à la main. Mais de tels avantages entachés de fraude ne conviennent point à un homme tel que toi, dont la force sera un jour dans sa conscience. Le marquis abhorre son fils Ascagne, et c’est à ce fils qu’échoiront les cinq ou six millions qu’il possède. C’est justice. Toi, à sa mort, tu auras une pension de quatre mille francs, et cinquante aunes de drap noir pour le deuil de tes gens.