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«Faire entendre par une belle confidence que je ne suis pas susceptible d’amour sérieux? je n’ai pas assez de tenue dans l’esprit pour énoncer ce fait de façon à ce qu’il ne ressemble pas comme deux gouttes d’eau à une impertinence. Il ne me reste que la ressource d’une grande passion laissée à Naples, en ce cas, y retourner pour vingt-quatre heures: ce parti est sage, mais c’est bien de la peine! Resterait un petit amour de bas étage à Parme, ce qui peut déplaire; mais tout est préférable au rôle affreux de l’homme qui ne veut pas deviner. Ce dernier parti pourrait, il est vrai, compromettre mon avenir; il faudrait, à force de prudence et en achetant la discrétion, diminuer le danger.»

Ce qu’il y avait de cruel au milieu de toutes ces pensées, c’est que réellement Fabrice aimait la duchesse de bien loin plus qu’aucun être au monde. «Il faut être bien maladroit, se disait-il avec colère, pour tant redouter de ne pouvoir persuader ce qui est si vrai!» Manquant d’habileté pour se tirer de cette position, il devint sombre et chagrin. «Que serait-il de moi, grand Dieu! si je me brouillais avec le seul être au monde pour qui j’aie un attachement passionné?» D’un autre côté, Fabrice ne pouvait se résoudre à gâter un bonheur si délicieux par un mot indiscret. Sa position était si remplie de charmes! l’amitié intime d’une femme si aimable et si jolie était si douce! Sous les rapports plus vulgaires de la vie, sa protection lui faisait une position si agréable à cette cour, dont les grandes intrigues, grâce à elle qui les lui expliquait, l’amusaient comme une comédie! «Mais au premier moment je puis être réveillé par un coup de foudre! se disait-il. Ces soirées si gaies, si tendres, passées presque en tête à tête avec une femme si piquante, si elles conduisent à quelque chose de mieux, elle croira trouver en moi un amant; elle me demandera des transports, de la folie, et je n’aurai toujours à lui offrir que l’amitié la plus vive, mais sans amour; la nature m’a privé de cette sorte de folie sublime. Que de reproches n’ai-je pas eu à essuyer à cet égard! Je crois encore entendre la duchesse d’A…, et je me moquais de la duchesse! Elle croira que je manque d’amour pour elle, tandis que c’est l’amour qui manque en moi; jamais elle ne voudra me comprendre. Souvent à la suite d’une anecdote sur la cour contée par elle avec cette grâce, cette folie qu’elle seule au monde possède, et d’ailleurs nécessaire à mon instruction, je lui baise les mains et quelquefois la joue. Que devenir si cette main presse la mienne d’une certaine façon?»

Fabrice paraissait chaque jour dans les maisons les plus considérées et les moins gaies de Parme. Dirigé par les conseils habiles de la duchesse, il faisait une cour savante aux deux princes père et fils, à la princesse Clara-Paolina et à monseigneur l’archevêque. Il avait des succès, mais qui ne le consolaient point de la peur mortelle de se brouiller avec la duchesse.

CHAPITRE VIII

Ainsi moins d’un mois seulement après son arrivée à la cour, Fabrice avait tous les chagrins d’un courtisan, et l’amitié intime qui faisait le bonheur de sa vie était empoisonnée. Un soir, tourmenté par ces idées, il sortit de ce salon de la duchesse où il avait trop l’air d’un amant régnant; errant au hasard dans la ville, il passa devant le théâtre qu’il vit éclairé; il entra. C’était une imprudence gratuite chez un homme de sa robe et qu’il s’était bien promis d’éviter à Parme, qui après tout n’est qu’une petite ville de quarante mille habitants. Il est vrai que dès les premiers jours il s’était affranchi de son costume officiel; le soir, quand il n’allait pas dans le très grand monde, il était simplement vêtu de noir comme un homme en deuil.

Au théâtre il prit une loge du troisième rang pour n’être pas vu; l’on donnait La Jeune Hôtesse, de Goldoni. Il regardait l’architecture de la salle: à peine tournait-il les yeux vers la scène. Mais le public nombreux éclatait de rire à chaque instant; Fabrice jeta les yeux sur la jeune actrice qui faisait le rôle de l’hôtesse, il la trouva drôle. Il regarda avec plus d’attention, elle lui sembla tout à fait gentille et surtout remplie de naturel: c’était une jeune fille naïve qui riait la première des jolies choses que Goldoni mettait dans sa bouche, et qu’elle avait l’air tout étonnée de prononcer. Il demanda comment elle s’appelait, on lui dit:

– Marietta Valserra.

«Ah! pensa-t-il, elle a pris mon nom, c’est singulier.» Malgré ses projets il ne quitta le théâtre qu’à la fin de la pièce. Le lendemain il revint; trois jours après il savait l’adresse de la Marietta Valserra.

Le soir même du jour où il s’était procuré cette adresse avec assez de peine, il remarqua que le comte lui faisait une mine charmante. Le pauvre amant jaloux, qui avait toutes les peines du monde à se tenir dans les bornes de la prudence, avait mis des espions à la suite du jeune homme, et son équipée du théâtre lui plaisait. Comment peindre la joie du comte lorsque le lendemain du jour où il avait pu prendre sur lui d’être aimable avec Fabrice, il apprit que celui-ci, à la vérité à demi déguisé par une longue redingote bleue, avait monté jusqu’au misérable appartement que la Marietta Valserra occupait au quatrième étage d’une vieille maison derrière le théâtre? Sa joie redoubla lorsqu’il sut que Fabrice s’était présenté sous un faux nom, et avait eu l’honneur d’exciter la jalousie d’un mauvais garnement nommé Giletti, lequel à la ville jouait les troisièmes rôles de valet, et dans les villages dansait sur la corde. Ce noble amant de la Marietta se répandait en injures contre Fabrice et disait qu’il voulait le tuer.

Les troupes d’opéra sont formées par un impresario qui engage de côté et d’autre les sujets qu’il peut payer ou qu’il trouve libres, et la troupe amassée au hasard reste ensemble une saison ou deux tout au plus. Il n’en est pas de même des compagnies comiques; tout en courant de ville en ville et changeant de résidence tous les deux ou trois mois, elle n’en forme pas moins comme une famille dont tous les membres s’aiment ou se haïssent. Il y a dans ces compagnies des ménages établis que les beaux des villes où la troupe va jouer trouvent quelquefois beaucoup de difficultés à désunir. C’est précisément ce qui arrivait à notre héros: la petite Marietta l’aimait assez, mais elle avait une peur horrible du Giletti qui prétendait être son maître unique et la surveillait de près. Il protestait partout qu’il tuerait le monsignore, car il avait suivi Fabrice et était parvenu à découvrir son nom. Ce Giletti était bien l’être le plus laid et le moins fait pour l’amour: démesurément grand, il était horriblement maigre, fort marqué de la petite vérole et un peu louche. Du reste, plein des grâces de son métier, il entrait ordinairement dans les coulisses où ses camarades étaient réunis, en faisant la roue sur les pieds et sur les mains ou quelque autre tour gentil. Il triomphait dans les rôles où l’acteur doit paraître la figure blanchie avec de la farine et recevoir ou donner un nombre infini de coups de bâton. Ce digne rival de Fabrice avait 32 francs d’appointements par mois et se trouvait fort riche.

Il sembla au comte Mosca revenir des portes du tombeau, quand ses observateurs lui donnèrent la certitude de tous ces détails. L’esprit aimable reparut; il sembla plus gai et de meilleure compagnie que jamais dans le salon de la duchesse, et se garda bien de rien lui dire de la petite aventure qui le rendait à la vie. Il prit même des précautions pour qu’elle fût informée de tout ce qui se passait le plus tard possible. Enfin il eut le courage d’écouter la raison qui lui criait en vain depuis un mois que toutes les fois que le mérite d’un amant pâlit, cet amant doit voyager.