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Le duc Sanseverina, dans la seule demi-journée qu’il eût passée à Parme depuis son mariage, avait montré à la duchesse une cachette fort singulière qui existe à l’angle méridional du palais de ce nom. Le mur de façade, qui date du Moyen Age, a huit pieds d’épaisseur; on l’a creusé en dedans, et là se trouve une cachette de vingt pieds de haut, mais de deux seulement de largeur. C’est tout à côté que l’on admire ce réservoir d’eau cité dans tous les voyages, fameux ouvrage du douzième siècle, pratiqué lors du siège de Parme par l’empereur Sigismond, et qui plus tard fut compris dans l’enceinte du palais Sanseverina.

On entre dans la cachette en faisant mouvoir une énorme pierre sur un axe de fer placé vers le centre du bloc. La duchesse était si profondément touchée de la folie du Ferrante et du sort de ses enfants, pour lesquels il refusait obstinément tout cadeau ayant une valeur, qu’elle lui permit de faire usage de cette cachette pendant assez longtemps. Elle le revit un mois après, toujours dans les bois de Sacca, et comme ce jour-là il était un peu plus calme, il lui récita un de ses sonnets qui lui sembla égal ou supérieur à tout ce qu’on a fait de plus beau en Italie depuis deux siècles. Ferrante obtint plusieurs entrevues; mais son amour s’exalta, devint importun, et la duchesse s’aperçut que cette passion suivait les lois de tous les amours que l’on met dans la possibilité de concevoir une lueur d’espérance. Elle le renvoya dans ses bois, lui défendit de lui adresser la parole: il obéit à l’instant et avec une douceur parfaite. Les choses en étaient à ce point quand Fabrice fut arrêté. Trois jours après, à la tombée de la nuit, un capucin se présenta à la porte du palais Sanseverina; il avait, disait-il, un secret important à communiquer à la maîtresse du logis. Elle était si malheureuse qu’elle fit entrer: c’était Ferrante.

– Il se passe ici une nouvelle iniquité dont le tribun du peuple doit prendre connaissance, lui dit cet homme fou d’amour. D’autre part, agissant comme simple particulier, ajouta-t-il, je ne puis donner à Madame la duchesse Sanseverina que ma vie, et je la lui apporte.

Ce dévouement si sincère de la part d’un voleur et d’un fou toucha vivement la duchesse. Elle parla longtemps à cet homme qui passait pour le plus grand poète du nord de l’Italie, et pleura beaucoup. «Voilà un homme qui comprend mon cœur», se disait-elle. Le lendemain il reparut toujours à l’Ave Maria, déguisé en domestique et portant livrée.

– Je n’ai point quitté Parme; j’ai entendu dire une horreur que ma bouche ne répétera point; mais me voici. Songez, Madame, à ce que vous refusez! L’être que vous voyez n’est pas une poupée de cour, c’est un homme!

Il était à genoux en prononçant ces paroles d’un air à leur donner de la valeur.

– Hier, je me suis dit, ajouta-t-il: «Elle a pleuré en ma présence; donc elle est un peu moins malheureuse!»

– Mais, monsieur, songez donc quels dangers vous environnent, on vous arrêtera dans cette ville!

– Le tribun vous dira: Madame, qu’est-ce que la vie quand le devoir parle? L’homme malheureux, et qui a la douleur de ne plus sentir de passion pour la vertu depuis qu’il est brûlé par l’amour, ajoutera: Madame la duchesse, Fabrice, un homme de cœur, va périr peut-être; ne repoussez pas un autre homme de cœur qui s’offre à vous! Voici un corps de fer et une âme qui ne craint au monde que de vous déplaire.

– Si vous me parlez encore de vos sentiments, je vous ferme ma porte à jamais.

La duchesse eut bien l’idée, ce soir-là, d’annoncer à Ferrante qu’elle ferait une petite pension à ses enfants, mais elle eut peur qu’il ne partît de là pour se tuer.

A peine fut-il sorti que, remplie de pressentiments funestes, elle se dit: «Moi aussi je puis mourir, et plût à Dieu qu’il en fût ainsi, et bientôt! si je trouvais un homme digne de ce nom à qui recommander mon pauvre Fabrice.»

Une idée saisit la duchesse: elle prit un morceau de papier et reconnut, par un écrit auquel elle mêla le peu de mots de droit qu’elle savait, qu’elle avait reçu du sieur Ferrante Palla la somme de 25 000 francs, sous l’expresse condition de payer chaque année une rente viagère de 1 500 francs à la dame Sarasine et à ses cinq enfants. La duchesse ajouta: «De plus je lègue une rente viagère de 300 francs à chacun de ses cinq enfants, sous la condition que Ferrante Palla donnera des soins comme médecin à mon neveu Fabrice del Dongo, et sera pour lui un frère. Je l’en prie.» Elle signa, antidata d’un an et serra ce papier.

Deux jours après Ferrante reparut. C’était au moment où toute la ville était agitée par le bruit de la prochaine exécution de Fabrice. Cette triste cérémonie aurait-elle lieu dans la citadelle ou sous les arbres de la promenade publique? Plusieurs hommes du peuple allèrent se promener ce soir-là devant la porte de la citadelle, pour tâcher de voir si l’on dressait l’échafaud: ce spectacle avait ému Ferrante. Il trouva la duchesse noyée dans les larmes, et hors d’état de parler; elle le salua de la main et lui montra un siège.

Ferrante, déguisé ce jour-là en capucin, était superbe; au lieu de s’asseoir il se mit à genoux et pria Dieu dévotement à demi-voix. Dans un moment où la duchesse semblait un peu plus calme, sans se déranger de sa position, il interrompit un instant sa prière pour dire ces mots:

– De nouveau il offre sa vie.

– Songez à ce que vous dites, s’écria la duchesse, avec cet œil hagard qui, après les sanglots, annonce que la colère prend le dessus sur l’attendrissement.

– Il offre sa vie pour mettre obstacle au sort de Fabrice, ou pour le venger.

– Il y a telle occurrence, répliqua la duchesse, où je pourrais accepter le sacrifice de votre vie.

Elle le regardait avec une attention sévère. Un éclair de joie brilla dans son regard; il se leva rapidement et tendit les bras vers le ciel. La duchesse alla se munir d’un papier caché dans le secret d’une grande armoire de noyer.

– Lisez, dit-elle à Ferrante.

C’était la donation en faveur de ses enfants, dont nous avons parlé.

Les larmes et les sanglots empêchaient Ferrante de lire la fin; il tomba à genoux.

– Rendez-moi ce papier, dit la duchesse, et, devant lui, elle le brûla à la bougie.

«Il ne faut pas, ajouta-t-elle, que mon nom paraisse si vous êtes pris et exécuté, car il y va de votre tête.

– Ma joie est de mourir en nuisant au tyran, une bien plus grande joie de mourir pour vous. Cela posé et bien compris, daignez ne plus faire mention de ce détail d’argent, j’y verrais un doute injurieux.

– Si vous êtes compromis, je puis l’être aussi, repartit la duchesse, et Fabrice après moi: c’est pour cela, et non pas parce que je doute de votre bravoure, que j’exige que l’homme qui me perce le cœur soit empoisonné et non tué. Par la même raison importante pour moi, je vous ordonne de faire tout au monde pour vous sauver.

– J’exécuterai fidèlement, ponctuellement et prudemment. Je prévois, Madame la duchesse, que ma vengeance sera mêlée à la vôtre: il en serait autrement, que j’obéirais encore fidèlement, ponctuellement et prudemment. Je puis ne pas réussir, mais j’emploierai toute ma force d’homme.