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La duchesse comprit qu’il était un peu fou, mais elle n’eut point peur; elle voyait dans les yeux de cet homme qu’il avait une âme ardente et bonne, et d’ailleurs elle ne haïssait pas les physionomies extraordinaires.

– Je suis donc médecin, et je faisais la cour à la femme de l’apothicaire Sarasine de Parme: il nous a surpris et l’a chassée, ainsi que trois enfants qu’il soupçonnait avec raison être de moi et non de lui. J’en ai eu deux depuis. La mère et les cinq enfants vivent dans la dernière misère, au fond d’une sorte de cabane construite de mes mains à une lieue d’ici, dans le bois. Car je dois me préserver des gendarmes, et la pauvre femme ne veut pas se séparer de moi. Je fus condamné à mort, et fort justement: je conspirais. J’exècre le prince, qui est un tyran. Je ne pris pas la fuite faute d’argent. Mes malheurs sont bien plus grands, et j’aurais dû mille fois me tuer; je n’aime plus la malheureuse femme qui m’a donné ces cinq enfants et s’est perdue pour moi; j’en aime une autre. Mais si je me tue, les cinq enfants et la mère mourront littéralement de faim.

Cet homme avait l’accent de la sincérité.

– Mais comment vivez-vous? lui dit la duchesse attendrie.

– La mère des enfants file; la fille aînée est nourrie dans une ferme de libéraux, où elle garde les moutons; moi, je vole sur la route de Plaisance à Gênes.

– Comment accordez-vous le vol avec vos principes libéraux?

– Je tiens note des gens que je vole, et si jamais j’ai quelque chose, je leur rendrai les sommes volées. J’estime qu’un tribun du peuple tel que moi exécute un travail qui, à raison de son danger, vaut bien cent francs par mois; ainsi je me garde bien de prendre plus de douze cents francs par an.

«Je me trompe, je vole quelque petite somme au-delà, car je fais face par ce moyen aux frais d’impression de mes ouvrages.

– Quels ouvrages?

– La… aura-t-elle jamais une chambre et un budget?

– Quoi! dit la duchesse étonnée, c’est vous, monsieur, qui êtes l’un des plus grands poètes du siècle, le fameux Ferrante Palla!

– Fameux peut-être, mais fort malheureux, c’est sûr.

– Et un homme de votre talent, monsieur, est obligé de voler pour vivre!

– C’est peut-être pour cela que j’ai quelque talent. Jusqu’ici tous nos auteurs qui se sont fait connaître étaient des gens payés par le gouvernement ou par le culte qu’ils voulaient saper. Moi, primo, j’expose ma vie; secundo, songez, Madame, aux réflexions qui m’agitent lorsque je vais voler! Suis-je dans le vrai, me dis-je? La place de tribun rend-elle des services valant réellement cent francs par mois? J’ai deux chemises, l’habit que vous voyez, quelques mauvaises armes, et je suis sûr de finir par la corde: j’ose croire que je suis désintéressé. Je serais heureux sans ce fatal amour qui ne me laisse plus trouver que malheur auprès de la mère de mes enfants. La pauvreté me pèse comme laide: j’aime les beaux habits, les mains blanches…

Il regardait celles de la duchesse de telle sorte que la peur la saisit.

– Adieu, monsieur, lui dit-elle: puis-je vous être bonne à quelque chose à Parme?

– Pensez quelquefois à cette question: son emploi est de réveiller les cœurs et de les empêcher de s’endormir dans ce faux bonheur tout matériel que donnent les monarchies. Le service qu’il rend à ses concitoyens vaut-il cent francs par mois?… Mon malheur est d’aimer, dit-il d’un air fort doux, et depuis près de deux ans mon âme n’est occupée que de vous, mais jusqu’ici je vous avais vue sans vous faire peur.

Et il prit la fuite avec une rapidité prodigieuse qui étonna la duchesse et la rassura. «Les gendarmes auraient de la peine à l’atteindre, pensa-t-elle; en effet, il est fou.»

– Il est fou, lui dirent ses gens; nous savons tous depuis longtemps que le pauvre homme est amoureux de Madame; quand Madame est ici nous le voyons errer dans les parties les plus élevées du bois, et dès que Madame est partie, il ne manque pas de venir s’asseoir aux mêmes endroits où elle s’est arrêtée; il ramasse curieusement les fleurs qui ont pu tomber de son bouquet et les conserve longtemps attachées à son mauvais chapeau.

– Et vous ne m’avez jamais parlé de ces folies, dit la duchesse presque du ton du reproche.

– Nous craignions que Madame ne le dît au ministre Mosca. Le pauvre Ferrante est si bon enfant! ça n’a jamais fait de mal à personne, et parce qu’il aime notre Napoléon, on l’a condamné à mort.

Elle ne dit mot au ministre de cette rencontre, et comme depuis quatre ans c’était le premier secret qu’elle lui faisait, dix fois elle fut obligée de s’arrêter court au milieu d’une phrase. Elle revint à Sacca avec de l’or. Ferrante ne se montra point. Elle revint quinze jours plus tard: Ferrante, après l’avoir suivie quelque temps en gambadant dans le bois à cent pas de distance, fondit sur elle avec la rapidité de l’épervier, et se précipita à ses genoux comme la première fois.

– Où étiez-vous il y a quinze jours?

– Dans la montagne au-delà de Novi, pour voler des muletiers qui revenaient de Milan où ils avaient vendu de l’huile.

– Acceptez cette bourse.

Ferrante ouvrit la bourse, y prit un sequin qu’il baisa et qu’il mit dans son sein, puis la rendit.

– Vous me rendez cette bourse et vous volez!

– Sans doute; mon institution est telle, jamais je ne dois avoir plus de cent francs; or, maintenant, la mère de mes enfants a quatre-vingts francs et moi j’en ai vingt-cinq, je suis en faute de cinq francs, et si l’on me pendait en ce moment j’aurais des remords. J’ai pris ce sequin parce qu’il vient de vous et que je vous aime.

L’intonation de ce mot fort simple fut parfaite. «Il aime réellement», se dit la duchesse.

Ce jour-là, il avait l’air tout à fait égaré. Il dit qu’il y avait à Parme des gens qui lui devaient six cents francs, et qu’avec cette somme il réparerait sa cabane où maintenant ses pauvres petits enfants s’enrhumaient.

– Mais je vous ferai l’avance de ces six cents francs, dit la duchesse tout émue.

– Mais alors, moi, homme public, le parti contraire ne pourra-t-il pas me calomnier, et dire que je me vends?

La duchesse attendrie lui offrit une cachette à Parme s’il voulait lui jurer que pour le moment il n’exercerait point sa magistrature dans cette ville, que surtout il n’exécuterait aucun des arrêts de mort que, disait-il, il avait in petto.

– Et si l’on me pend par suite de mon imprudence, dit gravement Ferrante, tous ces coquins, si nuisibles au peuple, vivront de longues années, et à qui la faute? Que me dira mon père en me recevant là-haut?

La duchesse lui parla beaucoup de ses petits enfants à qui l’humidité pouvait causer des maladies mortelles; il finit par accepter l’offre de la cachette à Parme.