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– Non, révérend père, non, je ne m’en souviens que trop. Plût à Dieu que je pusse l’oublier! Depuis ce temps, je n’ai pas eu un moment de repos: cette main sanglante est toujours devant mes yeux; et souvent, la nuit, quand la mer gronde et que la tempête fait trembler la maison, je les vois tous couverts de blessures, tels que je les ai laissés, se dresser et entourer mon lit!

– Paix encore une fois! dit le moine. Qu’est-ce qu’un pareil délire? Ne vois-tu pas que ce sont là des chimères! Je croyais avoir affaire à un homme, et je trouve ici un enfant effrayé par des contes de nourrice! Sois satisfait cependant, on augmentera ton salaire.

Mais Schedoni se trompait encore sur les motifs réels de la résistance du bandit, qui montra une répugnance invincible à achever l’entreprise dont il s’était chargé. Soit que l’innocence et la beauté d’Elena eussent adouci sa férocité, soit que sa conscience ravivât en ce moment le remords de ses crimes passés, Spalatro refusa résolument d’assassiner lui-même la malheureuse enfant. Ses scrupules ou sa compassion étaient pourtant d’une nature étrange; car, tout en repoussant l’exécution même du meurtre, il consentit à attendre, au pied d’un escalier dérobé, que Schedoni eût égorgé la victime pour l’aider ensuite à porter le corps à la mer. Accommodement diabolique entre la conscience et le crime que Schedoni lui-même avait accepté un moment auparavant lorsque, refusant de tremper ses mains dans le sang, il payait à un autre le meurtre commandé par lui.

– Donne-moi le stylet, dit le confesseur. Prends le manteau et suis-moi jusqu’à l’escalier. Si ton courage te le permet…

Schedoni sortit de la chambre et entra dans le passage qui conduisait à l’escalier dérobé, s’arrêtant souvent pour écouter et marchant avec une extrême précaution. À ce moment il tremblait, cet homme terrible, devant le souffle de la faible jeune fille!

– N’entends-tu rien? demanda-t-il tout bas à Spalatro.

– Je n’entends que le bruit de la mer.

– Chut! il me semble que j’entends des voix…

– Ah! les voix des spectres? dit Spalatro.

Et, en même temps, il saisit avec force le bras du confesseur. Les regards effarés du misérable semblaient suivre quelque objet dans les ténèbres, au fond du corridor. Le moine, gagné un instant malgré lui par cette terreur, porta les yeux dans la même direction, mais sans rien découvrir.

Il demanda à Spalatro le sujet de son épouvante.

– Ne voyez-vous rien? dit le bandit, l’œil hagard et la voix tremblante.

– Rien, répondit le moine, honteux d’avoir partagé sa faiblesse. Ce n’est pas le moment de s’abandonner à des visions.

– Ce n’est pas une vision, répliqua Spalatro. Je l’ai vue comme je vous vois.

– Quoi! qu’est-ce que tu as vu?

– La main… tout étendue… elle a paru tout à coup… elle m’a fait signe d’un doigt sanglant… puis elle s’est glissée dans le passage… toujours me faisant signe… et elle s’est perdue dans l’obscurité.

– Fou que tu es! dit Schedoni involontairement agité. Allons, reprends tes esprits et sois un homme.

– Par tous les trésors de Notre-Dame de Lorette, reprit Spalatro, je n’irai pas là. C’est de ce côté qu’elle m’a fait signe; c’est par là qu’elle a disparu.

Toute autre crainte céda alors chez Schedoni à celle qu’Elena s’éveillant ne rendît sa tâche plus horrible à remplir; et cet embarras s’augmenta lorsqu’il eut vainement employé les menaces et les prières pour faire avancer Spalatro. Enfin, il se rappela une porte qui pouvait les conduire par un autre chemin au pied de l’escalier; et cette fois Spalatro consentit à le suivre.

Cependant le temps s’avançait. Le moine, surmontant ses derniers scrupules, se décida à pénétrer dans la chambre d’Elena. Il s’approcha doucement du lit sur lequel elle reposait et dirigea la lumière d’une lampe sur le visage de l’orpheline. Son sommeil était agité, des larmes coulaient de ses paupières et ses traits étaient légèrement altérés. Elle laissa même échapper quelques mots. Schedoni, craignant de l’avoir éveillée, recula vivement, cacha la lampe derrière la porte, et se retira lui-même derrière le méchant rideau qui pendait sur le lit. Toutefois, aux paroles sourdes et inarticulées que prononçait la jeune fille, il comprit qu’elle était toujours endormie. Mais chaque moment de retard augmentait son trouble et sa répugnance à frapper; chaque fois qu’il se rapprochait, chaque fois qu’il se disposait à plonger le poignard dans le sein de sa victime, un frémissement d’horreur paralysait sa volonté. Étonné de ces nouveaux sentiments et se taxant lui-même de lâcheté, il repassait en esprit tous les arguments qui l’avaient décidé.

«N’ai-je pas bien pesé ma résolution? se disait-il. Ne vois-je pas clairement la nécessité de l’exécuter? Mon existence tout entière, ma situation, mes honneurs ne dépendent-ils pas d’un moment d’énergie? Ai-je oublié d’ailleurs les insultes que j’ai reçues dans l’église de Spirito Santo?»

Ce dernier souvenir le ranima, et la vengeance rendit la force à son bras. Baissant le mouchoir qui entourait le cou d’Elena, il allait frapper quand, tout à coup, un objet nouveau lui causa un saisissement étrange. Il resta quelque temps les yeux fixes, égarés, immobile comme une statue. Sa respiration devint haletante; une sueur froide coula de son front; toutes ses facultés parurent suspendues et le poignard tomba de sa main. Ayant un peu repris son sang-froid, il jeta de nouveau les yeux sur une miniature suspendue au cou d’Elena; et le souvenir ou le soupçon que cette image avait éveillé en lui devint si impérieux que, dans son impatience de l’éclaircir, il oublia toute prudence et, sans même penser au danger de se découvrir lui-même, à cette heure de nuit, près du lit de la jeune fille, il l’appela d’une voix forte:

– Réveillez-vous! dit-il, réveillez-vous! Quel est votre nom? Ah! parlez, au nom du ciel, parlez vite!

Réveillée brusquement par cette voix inconnue, Elena se souleva sur sa couche et, à la lueur de la lampe, apercevant le sombre visage de Schedoni, elle poussa un cri terrible et retomba. Mais elle ne s’évanouit pas et, frappée de l’idée qu’il était venu pour l’assassiner, elle fit tous ses efforts pour émouvoir son meurtrier. L’imminence du danger lui donna la force de se lever et de se jeter aux pieds du moine.

– Ayez pitié de moi, s’écria-t-elle. Ayez pitié de moi, mon père!

– Mon père! répéta Schedoni comme absorbé.

Puis s’arrachant à ses pensées:

– Pourquoi vous effrayer? demanda-t-il. Est-ce moi que vous craignez?

En fait, ses nouvelles émotions lui faisaient oublier ce qui l’avait amené là et tout ce que sa situation avait d’extraordinaire.

– Mon père, ayez pitié de moi! criait toujours l’orpheline prosternée.

Schedoni la regarda fixement:

– Pourquoi ne voulez-vous pas me dire quel est le portrait que vous avez là? s’écria-t-il, sans songer qu’il ne lui avait pas encore posé cette question.