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Le comte de Marinella, car tel était le nom que Schedoni avait d’abord porté, était le plus jeune enfant d’une ancienne famille du duché de Milan établie dans le voisinage des montagnes du Tyrol. La part de patrimoine héritée de son père n’était pas considérable, et le jeune comte n’avait ni l’activité laborieuse nécessaire pour l’améliorer, ni l’esprit d’ordre et d’économie qui aurait pu la lui conserver. Sa vanité souffrait de se voir inférieur en fortune à ceux dont il se croyait l’égal en dignité. Dénué des sentiments généreux et de la solide raison qui font ambitionner la vraie grandeur, il se livrait aux dépenses fastueuses, à la dissipation, à mille vains plaisirs qui épuisaient ses ressources. Lorsqu’il se mit à réfléchir sur sa situation, il était trop tard. Entraîné par des habitudes prises, incapable de se résigner à des privations, suites nécessaires de son imprévoyance, il résolut de recourir à tous les moyens pour reconquérir les jouissances qu’il était menacé de perdre. Il quitta son pays; et l’on ne put savoir de quelle manière il vécut, jusqu’au jour où il parut dans le couvent de Santo Spirito à Naples sous le nom du père Schedoni. Sa physionomie et ses manières étaient aussi changées que son genre de vie. Ses regards étaient devenus sombres et sévères; et l’orgueil qui y éclatait autrefois, adouci seulement par l’usage du monde, se masquait maintenant sous un air d’humilité profonde et parfois même sous le silence et les austérités de la pénitence. Toujours jaloux de distinctions, il conforma sa conduite extérieure aux formes et aux préjugés de la société dans laquelle il vivait; il devint un des plus rigoureux observateurs de la règle monastique, un modèle de renoncement à soi-même, un martyr de la pénitence. Les anciens de la communauté le montraient aux plus jeunes comme un exemple qu’il était plus facile d’admirer que d’imiter. Mais, en dépit de cette admiration, ils n’éprouvaient aucune sympathie pour lui. Ils applaudissaient bien haut à une austérité qui donnait du relief à la sainte renommée de leur couvent, mais ils haïssaient Schedoni en secret et le redoutaient pour son orgueil et sa rigueur farouche. Il y avait déjà longtemps qu’il demeurait parmi eux et jamais il n’avait obtenu aucune des dignités électives de la communauté; il avait eu l’humiliation de se voir préférer plusieurs de ses frères, beaucoup moins zélés que lui pour l’observation des règles monacales. Il reconnut enfin que son ambition fourvoyée n’avait rien à espérer de ses frères; aussi résolut-il de se frayer d’autres routes. Il était, depuis quelques années déjà, confesseur de la marquise de Vivaldi lorsque la conduite du fils lui suggéra de se rendre par ses conseils, non seulement utile, mais même nécessaire à la mère. Il avait étudié le caractère de cette femme, à l’esprit faible, aux sentiments passionnés; il savait que s’il trouvait moyen de servir ses entraînements aveugles, sa fortune à lui serait bientôt faite. Il ne songea donc qu’à s’insinuer peu à peu dans la confiance de la marquise. Ce qu’il fit avec tant de succès qu’au bout d’un certain temps il devint l’oracle de sa conduite, avec tous les ménagements et la délicatesse affectée que lui prescrivait le saint caractère dont il était revêtu. Une haute dignité ecclésiastique, depuis longtemps convoitée, lui fut assurée par la marquise, dont le crédit la mettait en état d’obtenir cette faveur, à condition qu’il sauverait l’honneur de la famille Vivaldi compromis par la perspective d’une mésalliance. On a déjà vu par quels artifices et avec quelle patience le confesseur avait su associer l’orgueil de la marquise à ses propres desseins. Le moment du dénouement était proche; il était prêt à commettre le crime atroce qui devait servir de marchepied à sa fortune. Un peu de trouble avait pu l’arrêter à l’instant décisif; mais en rassemblant ses idées dans le silence et la solitude, sous l’empire de sa passion dominante, il raffermit sa résolution et décida que cette nuit même, Elena, immolée pendant son sommeil, serait portée à la mer par un passage souterrain bien connu de lui, et ensevelie dans les flots.

Spalatro, ainsi qu’on l’a donné à entendre, avait été autrefois le confident de Schedoni qui, sachant bien qu’on pouvait se fier à lui, l’avait choisi pour instrument dans cette occasion. Le moine, qui éprouvait quelque répugnance à exécuter lui-même l’exécrable action qu’il avait résolue, avait mis la vie de la malheureuse Elena dans les mains de ce misérable, tenu au secret par sa complicité. La nuit était déjà assez avancée lorsque Schedoni, en proie à des réflexions tumultueuses, prit enfin sa dernière détermination. Ce fut alors qu’il appela Spalatro à voix basse pour l’instruire de ce qu’il avait à faire. Après avoir refermé la porte au verrou, oubliant sans doute qu’ils étaient tous deux seuls dans la maison, à l’exception de la pauvre Elena qui dormait dans la chambre au-dessus, Schedoni fit signe à Spalatro de s’approcher et lui dit à demi-voix:

– Y a-t-il un peu de temps que tu n’as entendu du bruit dans sa chambre? Crois-tu qu’elle dorme à présent?

– Elle n’a pas bougé depuis plus d’une heure, répondit Spalatro. J’ai fait le guet dans le corridor en attendant que vous m’appeliez et je l’aurais entendue au moindre mouvement, car on ne peut faire un pas sur ce vieux plancher sans qu’il crie.

– Écoute-moi donc, Spalatro. Je t’ai déjà éprouvé, et je t’ai toujours trouvé fidèle; rappelle-toi bien tout ce que je t’ai dit ce matin. Sois toujours l’homme actif et déterminé que j’ai connu.

Spalatro écoutait avec une morne attention.

– Il est déjà tard, reprit le moine, monte dans sa chambre puisque tu es sûr qu’elle dort. Prends donc ce poignard et ce manteau: tu sais l’usage qu’il en faut faire.

Il s’arrêta et fixa ses yeux pénétrants sur Spalatro qui avait pris le stylet, mais qui restait immobile sans répondre.

– Eh bien, dit le confesseur, qu’attends-tu? Le jour va bientôt poindre. Est-ce que tu hésites? Est-ce que tu trembles? Je ne te reconnais plus!

Spalatro, sans rien dire, mit le poignard dans son sein, le manteau sur son bras, et se dirigea à pas lents vers la porte. Arrivé là, il s’arrêta.

– Dépêche-toi donc, reprit Schedoni, qui t’arrête?

– Ma foi, je vous avoue, dit Spalatro avec humeur, que cette besogne-là ne me plaît guère. Je ne sais pas pourquoi il faut toujours que je fasse le plus difficile pour être, après tout, le moins bien payé.

– Vilain! s’écria Schedoni, n’est-tu donc pas content de ce qu’on te donne?

– Vilain! répéta Spalatro en jetant le manteau par terre. Pas plus vilain que vous, s’il vous plaît, mon père, car, si c’est moi qui fais toute la besogne, c’est vous qui recevez toute la récompense. Un pauvre homme comme moi a besoin de gagner sa vie, voilà mon excuse. Ainsi, faites votre ouvrage vous-même ou donnez-moi une plus grande part dans le profit.

– Paix! interrompit Schedoni. Tu m’insultes en parlant de profit pour moi. Crois-tu donc que j’agisse pour de l’argent? Je veux que cette fille meure, cela doit te suffire. Quant à toi, le salaire que tu as demandé te sera payé fidèlement.

– Non, c’est trop peu, répliqua Spalatro, et d’ailleurs ceci me répugne. Quel mal cette fille m’a-t-elle fait?

– Oui-da! reprit le moine. Depuis quand t’avises-tu d’avoir des scrupules? Et les autres, quand je t’ai employé, quel mal t’avaient-ils fait! Tu oublies le passé, à ce qu’il paraît?