«Quant à moi, j'ai goûté avec délices Sophocle et Virgile. M. Chotard, je l'avoue, M. Chotard, aidé de Tite-Live, m'inspirait des rêves sublimes. L'imagination des enfants est merveilleuse. Et il passe de bien magnifiques images dans la tête des petits polissons! Quand il ne me donnait pas un fou rire, M. Chotard me remplissait d'enthousiasme.
«Chaque fois que de sa voix grasse de vieux sermonnaire il prononçait lentement cette phrase: “Les débris de l'armée romaine gagnèrent Canusium à la faveur de la nuit”, je voyais passer en silence, à la clarté de la lune, dans la campagne nue, sur une voie bordée de tombeaux, des visages livides, souillés de sang et de poussière, des casques bossués, des cuirasses ternies et faussées, des glaives rompus. Et cette vision, à demi voilée, qui s'effaçait lentement, était si grave, si morne et si fière, que mon cœur en bondissait de douleur et d'admiration dans ma poitrine.»
X LES HUMANITÉS
Je vais vous dire ce que me rappellent, tous les ans, le ciel agité de l'automne, les premiers dîners à la lampe et les feuilles qui jaunissent dans les arbres qui frissonnent; je vais vous dire ce que je vois quand je traverse le Luxembourg dans les premiers jours d'octobre, alors qu'il est un peu triste et plus beau que jamais; car c'est le temps où les feuilles tombent une à une sur les blanches épaules des statues. Ce que je vois alors dans ce jardin, c'est un petit bonhomme qui, les mains dans les poches et sa gibecière au dos, s'en va au collège en sautillant comme un moineau. Ma pensée seule le voit; car ce petit bonhomme est une ombre; c'est l'ombre du moi que j'étais il y a vingt-cinq ans. Vraiment, il m'intéresse, ce petit: quand il existait, je ne me souciais guère de lui; mais, maintenant qu'il n'est plus, je l'aime bien. Il valait mieux, en somme, que les autres moi que j'ai eu après avoir perdu celui-là. Il était bien étourdi; mais il n'était pas méchant, et je dois lui rendre cette justice qu'il ne m'a pas laissé un seul mauvais souvenir; c'est un innocent que j'ai perdu: il est bien naturel que je le regrette; il est bien naturel que je le voie en pensée et que mon esprit s'amuse à ranimer son souvenir.
Il y a vingt-cinq ans, à pareille époque, il traversait, avant huit heures, ce beau jardin pour aller en classe. Il avait le cœur un peu serré: c'était la rentrée.
Pourtant, il trottait, ses livres sur son dos, et sa toupie dans sa poche. L'idée de revoir ses camarades lui remettait de la joie au cœur. Il avait tant de choses à dire et à entendre! Ne lui fallait-il pas savoir si Laboriette avait chassé pour de bon dans la forêt de l'Aigle? Ne lui fallait-il pas répondre qu'il avait, lui, monté à cheval dans les montagnes d'Auvergne? Quand on fait une pareille chose, ce n'est pas pour la tenir cachée. Et puis c'est si bon de retrouver des camarades! Combien il lui tardait de revoir Fontanet, son ami, qui se moquait si gentiment de lui, Fontanet qui, pas plus gros qu'un rat et plus ingénieux qu'Ulysse, prenait partout la première place avec une grâce naturelle!
Il se sentait tout léger, à la pensée de revoir Fontanet.
C'est ainsi qu'il traversait le Luxembourg dans l'air frais du matin. Tout ce qu'il voyait alors, je le vois aujourd'hui.
C'est le même ciel et la même terre; les choses ont leur âme d'autrefois, leur âme qui m'égaye et m'attriste, et me trouble; lui seul n'est plus.
C'est pourquoi, à mesure que je vieillis, je m'intéresse de plus en plus à la rentrée des classes.
Si j'avais été pensionnaire dans un lycée, le souvenir de mes études me serait cruel et je le chasserais. Mais mes parents ne me mirent point à ce bagne. J'étais externe dans un vieux collège un peu monacal et caché; je voyais chaque jour la rue et la maison et n'étais point retranché, comme les pensionnaires, de la vie publique et de la vie privée. Aussi, mes sentiments n'étaient point d'un esclave; ils se développaient avec cette douceur et cette force que la liberté donne à tout ce qui croît en elle. Il ne s'y mêlait pas de haine. La curiosité y était bonne et c'est pour aimer que je voulais connaître. Tout ce que je voyais en chemin dans la rue, les hommes, les bêtes, les choses, contribuait, plus qu'on ne saurait croire, à me faire sentir la vie dans ce qu'elle a de simple et de fort.
Rien ne vaut la rue pour faire comprendre à un enfant la machine sociale. Il faut qu'il ait vu, au matin, les laitières, les porteurs d'eau, les charbonniers; il faut qu'il ait examiné les boutiques de l'épicier, du charcutier et du marchand de vin; il faut qu'il ait vu passer les régiments, musique en tête; il faut enfin qu'il ait humé l'air de la rue, pour sentir que la loi du travail est divine et qu'il faut que chacun fasse sa tâche en ce monde. J'ai conservé de ces courses du matin et du soir, de la maison au collège et du collège à la maison, une curiosité affectueuse pour les métiers et les gens de métier.
Je dois avouer, pourtant, que je n'avais pas pour tous une amitié égale. Les papetiers qui étalent à la devanture de leur boutique des images d'Épinal furent d'abord mes préférés. Que de fois, le nez collé contre la vitre, j'ai lu d'un bout à l'autre la légende de ces petits drames figurés!
J'en connus beaucoup en peu de temps: il y en avait de fantastiques qui faisaient travailler mon imagination et développaient en moi cette faculté sans laquelle on ne trouve rien, même en matière d'expériences et dans le domaine des sciences exactes. Il y en avait qui, représentant les existences sous une forme naïve et saisissante, me firent regarder pour la première fois la chose la plus terrible, ou pour mieux dire la seule chose terrible, la destinée. Enfin, je dois beaucoup aux images d'Épinal.
Plus tard, à quatorze ou quinze ans, je ne m'arrêtais plus guère aux étalages des épiciers, dont les boîtes de fruits confits, pourtant, me semblèrent longtemps admirables. Je dédaignai les merciers et ne cherchai plus à deviner les sens de l'énigmatique qui brille en or sur leur enseigne.
Je m'arrêtais à peine à déchiffrer les rébus naïfs, figurés sur la grille historiée des vieux débits de vin, où l'on voit un coing ou une comète en fer forgé.
Mon esprit, devenu plus délicat, ne s'intéressait plus qu'aux échoppes d'estampes, aux étalages de bric-à-brac et aux boîtes de bouquins.
Ô vieux juifs sordides de la rue du Cherche-Midi, naïfs bouquinistes des quais, mes maîtres, que je vous dois de reconnaissance! Autant et mieux que les professeurs de l'Université, vous avez fait mon éducation intellectuelle.
Braves gens, vous avez étalé devant mes yeux ravis les formes mystérieuses de la vie passée et toute sorte de monuments précieux de la pensée humaine. C'est en furetant dans vos boîtes, c'est en contemplant vos poudreux étalages, chargés des pauvres reliques de nos pères et de leurs belles pensées, que je me pénétrai insensiblement de la plus saine philosophie.
Oui, mes amis, à pratiquer les bouquins rongés des vers, les ferrailles rouillées et les boiseries vermoulues que vous vendiez pour vivre, j'ai pris, tout enfant, un profond sentiment de l'écoulement des choses et du néant de tout. J'ai deviné que les êtres n'étaient que des images changeantes dans l'universelle illusion, et j'ai été dès lors enclin à la tristesse, à la douceur et à la pitié.