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XXXIX

Il faisait grand jour alors, il était près de six heures, et quand le jeune policier et le père Absinthe arrivèrent au poste, ils trouvèrent celui qui le commandait assis à une petite table, rédigeant son rapport.

Il ne se dérangea pas, lorsqu’ils entrèrent, ne pouvant les reconnaître sous leur travestissement.

Mais quand ils se furent nommés, le chef de poste se leva avec un visible empressement et leur tendit la main.

– Par ma foi!… dit-il, je vous félicite de votre belle capture de cette nuit.

Le père Absinthe et Lecoq échangèrent un regard inquiet.

– Quelle capture?… firent-ils ensemble.

– Cet individu que vous m’avez expédié cette nuit, si bien ficelé.

– Eh bien?…

Le chef de poste éclata de rire.

– Allons, fit-il, vous ignorez votre bonheur. Ah! la chance vous a bien servis, et vous aurez une jolie gratification…

– Enfin, qui avons-nous pris? demanda le père Absinthe impatienté.

– Un coquin de la pire espèce, un forçat en rupture de ban, recherché inutilement depuis trois mois, et dont vous avez certainement le signalement en poche, Joseph Couturier, enfin!…

Aux derniers mots du chef de poste, Lecoq devint si affreusement pâle, que le père Absinthe étendit les bras, croyant qu’il allait tomber.

On s’empressa de lui avancer une chaise, et il s’assit.

– Joseph Couturier! bégayait-il, sans avoir, en apparence, conscience de ce qu’il disait; Joseph Couturier!… un forçat en rupture de ban!…

Le chef de poste ne comprenait certes rien au trouble affreux du jeune policier, non plus qu’à l’air déconfit du père Absinthe.

– Mâtin!… observa-t-il, le succès vous fait une fière impression, à vous autres!… Il est vrai que la prise est fameuse. Je vois d’ici le nez de Gévrol, qui hier encore se prétendait seul capable d’arriver à ce dangereux coquin.

Ainsi, jusqu’à la fin, les événements se moquaient à plaisir du jeune policier. Quelle ironie que ces compliments, après un échec sans doute irréparable! Ils le cinglèrent comme autant de coups de fouet, et si cruellement, qu’il se dressa, retrouvant toute son énergie.

– Vous devez vous tromper, dit-il brusquement au chef de poste, cet homme n’est pas Couturier.

– Je ne me trompe pas, rassurez-vous. Son signalement se rapporte trait pour trait à celui de la circulaire qui ordonne de le rechercher. Il lui manque bien, ainsi qu’il est spécifié, le petit doigt de la main gauche…

– Ah!… c’est une preuve, gémit le père Absinthe.

– N’est-ce pas?… Eh bien! j’en sais une plus concluante. Couturier est une vieille connaissance à moi. Je l’ai déjà eu en pension toute une nuit, et il m’a reconnu comme je le reconnaissais.

À cela, pas d’objection possible. C’est donc d’un tout autre ton que Lecoq reprit:

– Du moins, camarade, vous me permettrez bien d’adresser quelques questions à notre prisonnier?

– Oh!… tant que vous voudrez. Après toutefois que nous aurons barricadé la porte et placé deux de mes hommes devant. Ce Couturier est un gaillard qui adore le grand air et qui nous brûlerait très bien la politesse…

Ces précautions prises, l’homme au feutre fut tiré du violon où il était enfermé.

Il s’avança tout souriant, ayant déjà recouvré cette insouciance des vieux repris de justice qui, une fois arrêtés, sont sans rancune contre la police, pareils en cela aux joueurs qui, ayant perdu, tendent la main à leur adversaire.

Du premier coup, il reconnut Lecoq.

– Ah!… c’est vous, dit-il, qui m’avez «servi…» Vous pouvez vous vanter d’avoir un fier jarret et une solide poigne. Vous êtes tombé sur mon dos comme du ciel, et la nuque me fait encore mal de vos caresses…

– Alors, fit le jeune policier, si je vous demandais un service, vous ne me le rendriez pas?

– Oh!… tout de même. Je n’ai pas plus de fiel qu’un poulet, et votre face me revient. De quoi s’agit-il?…

– Je désirerais quelques renseignements sur votre complice de cette nuit?

La physionomie de l’homme au feutre se rembrunit à cette question.

– Ce n’est certainement pas moi qui les donnerai, répondit-il.

– Pourquoi?

– Parce que je ne le connais pas; je ne l’avais jamais tant vu que hier soir.

– C’est difficile à croire. Pour une expédition comme celle de cette nuit, on ne se fie pas au premier venu. Avant de «travailler» avec un homme, on s’informe…

– Eh!… interrompit Couturier, je ne dis pas que je n’ai pas fait une bêtise. Je m’en mords assez les doigts, allez!… On ne m’ôtera pas de l’idée, voyez-vous, que ce lapin-là est un agent de la sûreté. Il m’a tendu un piège, j’y ai donné… C’est bien fait pour moi; il ne fallait pas y aller!…

– Tu te trompes, mon garçon, prononça Lecoq. Cet individu n’appartient pas à la police, je t’en donne ma parole d’honneur.

Pendant un bon moment, Couturier examina le jeune policier d’un air sagace, comme s’il eût espéré reconnaître s’il disait vrai ou non.

– Je vous crois, dit-il enfin, et la preuve, c’est que je vais vous conter comment les choses se sont passées. Je dînais seul, hier soir, chez un traiteur, tout en haut de la rue Mouffetard, quand ce gars-là est venu s’asseoir à ma table. Naturellement, nous nous mettons à causer, et il me fait l’effet d’un camarade. À propos de je ne sais quoi, il me dit qu’il a des habits à vendre, et qu’il ne sait comment s’en défaire. Moi, bon garçon, je le conduis chez un ami qui les lui achète…

C’était un service, n’est-ce pas? Comme de juste il m’offre quelque chose, moi je réponds par une tournée, il propose des petits verres, moi je paie un litre… si bien que de politesses en politesses, à minuit j’y voyais double…

C’est ce moment qu’il choisit pour me parler d’une affaire qu’il connaît, et qui doit, jure-t-il, nous enrichir tous deux du coup. Il s’agit d’enlever toute l’argenterie d’une maison colossalement riche.

«Rien à risquer pour toi, me disait-il, je me charge de tout, tu n’auras qu’à m’aider à escalader un mur de jardin et à faire le guet; je réponds d’apporter en trois voyages plus de couverts et de plats d’argent que nous n’en pourrons porter.»

Dame!… c’était tentant, n’est-ce pas? Vous eussiez topé d’emblée à ma place. Eh bien!… moi, non, j’ai hésité. Tout soûl que j’étais, je me méfiais.

Mais l’autre insiste, il me jure qu’il connaît les habitudes de la maison, que tous les lundis il y a grand gala, et que ces jours-là, comme on veille tard, les domestiques laissent tout à la traîne… Alors, ma foi! je le suis…