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La réalité est indiscutable, et cependant le jeune policier ne se tint pas pour satisfait.

Il se transporta rue du Faubourg-Saint-Honoré, à la maison qu’habitait en son vivant la baronne de Watchau, et là, il apprit d’un concierge complaisant que lors du décès de cette pauvre dame, ses meubles et ses effets avaient été portés à l’hôtel de la rue Drouot.

– Même, ajouta le concierge, la vente a été faite par M. Petit.

Sans perdre une minute, le jeune policier courut chez ce commissaire-priseur qui avait la spécialité des «riches mobiliers.»

Me Petit se rappelait très bien la «vente Watchau,» qui avait fait un certain bruit à l’époque, et il en eut bientôt retrouvé le volumineux procès-verbal dans ses cartons.

Beaucoup de bijoux y étaient décrits, avec le chiffre de l’adjudication et le nom des adjudicataires en regard, mais aucun ne se rapportait, même vaguement, aux maudits boutons d’oreilles.

Lecoq montra le diamant qu’il avait en poche; le commissaire-priseur ne se rappelait pas l’avoir vu. Mais cela ne signifiait rien, il lui en avait tant passé, il lui en passait tant entre les mains!…

Ce qu’il affirmait, c’est que le frère de la baronne, son héritier, ne s’était rien réservé de la succession, pas une bague, pas un bibelot, pas une épingle, et qu’il avait paru pressé de recevoir le montant des vacations, lequel s’élevait à l’agréable chiffre de cent soixante-sept mille cinq cent trente francs, frais déduits.

– Ainsi, fit Lecoq pensif, tout ce que possédait la baronne a bien été vendu?…

– Tout.

– Et comment se nomme son frère?

– Watchau, lui aussi… La baronne avait sans doute épousé un de ses parents. Ce frère, jusqu’à l’an dernier, a occupé un poste éminent dans la diplomatie; il résidait à Berlin, je crois…

Certes, ces renseignements n’avaient nul trait à la prévention, qui occupait despotiquement l’esprit du jeune policier, et cependant ils se figèrent dans sa mémoire.

– C’est bizarre, pensait-il, en regagnant son logis, de tous côtés, dans cette affaire, je me heurte à l’Allemagne. Le meurtrier prétend venir de Leipzig, Mme Milner doit être bavaroise, voici maintenant une baronne autrichienne.

Il était trop tard, ce soir-là, pour rien entreprendre; le jeune policier se coucha, mais le lendemain, à la première heure, il reprenait avec une ardeur nouvelle ses investigations.

Une seule chance de succès semblait lui rester désormais: la lettre signée Lacheneur, trouvée dans la poche du faux soldat.

Cette lettre, l’entête à demi effacé le prouvait, avait été écrite dans un café du boulevard Beaumarchais.

Découvrir dans lequel était un jeu d’enfant.

Le quatrième limonadier à qui Lecoq exhiba cette lettre reconnut parfaitement son papier et son encre.

Mais ni lui, ni sa femme, ni la demoiselle de comptoir, ni les garçons, ni aucun des habitués questionnés habilement l’un après l’autre, n’avaient entendu, de leur vie, articuler les trois syllabes de ce nom: Lacheneur.

Que faire, que tenter?… Tout était-il donc absolument désespéré? Pas encore.

Le soldat mourant n’avait-il pas déclaré que ce brigand de Lacheneur était un ancien comédien?…

Se raccrochant à cette faible indication comme l’homme qui se noie à la plus mince planche, le jeune policier reprit sa course, et de théâtre en théâtre, il s’en alla demandant à tout le monde, aux portiers, aux secrétaires, aux artistes:

– Ne connaîtriez-vous pas un acteur nommé Lacheneur?

Partout il recueillit des non unanimes, enjolivés de plaisanteries de coulisses. Assez souvent on ajoutait:

– Comment est-il votre artiste?…

Voilà justement ce qu’il ne pouvait dire. Tous ses renseignements se bornaient à la phrase de Toinon-la-Vertu: «Je lui ai trouvé l’air d’un monsieur bien respectable!» Ce n’est pas un signalement, cela. Et d’ailleurs restait à savoir ce que la femme de Polyte Chupin entendait par ce qualificatif: «respectable» L’appliquait-elle à l’âge ou aux dehors de la fortune?

D’autres fois, on demandait:

– Quels rôles joue-t-il, votre comédien?

Et le jeune policier se taisait, car il l’ignorait. Ce qu’il ne pouvait dire, ce qui était vrai, c’est que Lacheneur, en ce moment, jouait un rôle à le faire mourir de chagrin, lui, Lecoq.

En désespoir de cause, il eut recours à un moyen d’investigation qui est le grand cheval de bataille de la police quand elle est en peine de quelque personnage problématique, moyen banal qui réussit toujours parce qu’il est excellent.

Il résolut de dépouiller tous les livres de police des hôteliers et des logeurs.

Levé avant l’aube, couché bien après, il épuisait ses journées à visiter toutes les maisons meublées, tous les hôtels, tous les garnis de Paris.

Courses vaines. Pas une seule fois il ne rencontra ce nom de Lacheneur qui hantait obstinément son cerveau. Existait-il, ce nom? N’était-ce pas un pseudonyme composé à plaisir? Il ne l’avait pas trouvé dans l’Almanach Bottin, où on trouve cependant tous les noms de France, les plus impossibles, les plus invraisemblables, ceux qui sont formés de l’assemblage le plus fantastique de syllabes…

Mais rien n’était capable de le décourager, ni de le détourner de cette tâche presque impossible qu’il s’était donnée. Son opiniâtreté touchait à la monomanie.

Il n’avait plus, comme aux premiers moments, de simples accès de colère aussitôt réprimés, il vivait dans une sorte d’exaspération continuelle, qui altérait sa lucidité.

Plus de théories, d’inventions subtiles, d’ingénieuses déductions!… Il cherchait à l’aventure, sans ordre, sans méthode, comme l’eût pu faire le père Absinthe sous l’influence de l’alcool.

Peut-être en était-il arrivé à compter moins sur son habileté que sur le hasard, pour dégager des ténèbres le drame qu’il devinait, qu’il sentait, qu’il respirait…