– C’est que, monsieur, dit-il, c’est des affaires à moi, et…
– Mon ami, interrompit le juge, vous êtes un honnête homme, je le crois, j’en suis sûr. Mais une fois en votre vie, poussé par une mauvaise femme, vous avez failli, vous êtes devenu le complice d’une bien coupable action. Réparez votre faute en parlant sincèrement. Tout ce qui se dit ici, et qui n’a pas trait directement au crime, reste secret; moi-même je l’oublie aussitôt. Ne craignez donc rien, et si vous éprouvez quelque humiliation, dites-vous que c’est la punition du passé.
– Hélas! monsieur le juge, répondit le marin, j’ai été bien puni déjà, et il y a longtemps que ma peine a commencé. Argent mal acquis ne porte pas profit. En arrivant chez nous, j’achetai le malheureux pré plus cher que sa valeur. Le jour où je me suis promené dessus en me disant: il est à moi, j’ai eu mon dernier contentement. Claudine était coquette mais elle avait encore bien d’autres vices. Quand elle nous vit tant d’argent, ils éclatèrent tous comme un incendie qui couve à fond de cale quand on ouvre un panneau. D’un peu gourmande qu’elle était, elle devint portée sur sa bouche, sauf votre respect, à faire horreur. C’était chez nous une ripaille qui n’avait ni fin ni cesse. Dès que j’embarquais, elle s’attablait avec les plus mauvaises gredines du pays, et il n’y avait rien de trop bon ni de trop cher pour elles. Elle se prenait de boisson au point qu’il fallait la coucher. Là-dessus, voilà qu’une nuit qu’elle me croyait à Rouen, je reviens sans être attendu. J’entre, et je la trouve avec un homme. Et quel homme, monsieur! Un méchant gringalet honni de tout le pays, laid, sale, puant: enfin le clerc de l’huissier du bourg. J’aurais dû le tuer, c’était mon droit, comme une vermine qu’il était; il me fit pitié. Je l’empoignai par le cou et je le jetai par la fenêtre sans l’ouvrir. Il n’en est pas mort. Alors, je tombai sur ma femme, et quand je cessai de frapper elle ne bougeait plus.
Lerouge parlait d’une voix rauque, et de temps à autre enfonçait sur ses yeux ses poings crispés.
– Je pardonnai, continua-t-il, mais l’homme qui a battu sa femme et qui lui a fait grâce est perdu. Désormais, elle prit mieux ses précautions, elle devint plus hypocrite, et voilà tout. Dans l’intervalle, madame Gerdy retira son petit. Claudine ne fut plus retenue par rien. Protégée et conseillée par sa mère, qu’elle avait prise avec nous et qui était censée soigner notre Jacques, elle put me tromper pendant plus d’un an. Je la croyais revenue à de meilleurs sentiments, et pas du tout, elle menait une vie effroyable. Ma maison était devenue le mauvais lieu du pays, et c’est chez moi que les vauriens se rendaient après boire. Ils y buvaient pourtant encore, car ma femme faisait venir des paniers de vin et d’eau-de-vie, et tant que j’étais à la mer, on se soûlait pêle-mêle. Quand l’argent lui manquait, elle écrivait au comte ou à sa maîtresse, et ses orgies continuaient. Quelquefois j’avais des doutes qui me travaillaient; alors, sans raison, pour un non, pour un oui, je la battais jusqu’à plus soif, puis je pardonnais encore, comme un lâche, comme un imbécile. C’était une existence d’enfer. Je ne sais pas ce qui me procurait le plus de plaisir: de l’embrasser ou de la rouer de coups. Tout le monde, dans le bourg, me méprisait et me tournait le dos; on me croyait complice ou involontairement dupe. J’ai su plus tard qu’on supposait que je tirais profit de la conduite de ma femme, tandis qu’au contraire elle payait ses amants. En tout cas, on se demandait d’où venait tout l’argent qui se dépensait chez nous. Pour me distinguer d’un de mes cousins nommé Lerouge, on avait joint à mon nom un mot infâme. Quelle honte, monsieur! Et je ne savais rien de tant de scandales, non, rien! N’étais-je pas le mari! Par bonheur, mon père était mort.
M. Daburon eut pitié.
– Reposez-vous, mon ami, dit-il, remettez-vous.
– Non, répondit le marin, j’aime mieux faire vite. Un homme eut la charité de me prévenir: le curé. Si jamais celui-là a besoin de Lerouge!… Sans perdre une minute, j’allai trouver un homme de loi, lui demandant comment doit agir un honnête marin qui a eu le malheur d’épouser une gourgandine. Il me dit qu’il n’y a rien à faire. Plaider, c’est publier à son de trompe son déshonneur, et une séparation n’arrange rien. «Quand une fois on a donné son nom à une femme, me dit-il, on ne peut plus le reprendre, il lui appartient pour le restant de ses jours, elle a le droit d’en disposer. Elle peut le salir, le couvrir de boue, le traîner de musicos en musicos, le mari n’y peut rien.» Cela étant, mon parti fut vite pris. Le jour même, je vendis le fatal pré et j’en fis porter l’argent à Claudine, ne voulant rien garder du pain de la honte. Je fis ensuite dresser un acte qui l’autorisait à administrer notre petit bien mais qui ne lui permettait ni de le vendre, ni d’emprunter dessus. Puis je lui écrivis une lettre où je lui marquais qu’elle n’entendrait plus parler de moi, que je n’étais plus rien pour elle et qu’elle pouvait se regarder comme veuve. Et dans la nuit, je partis avec mon fils.
– Et que devint votre femme, après votre départ?
– Je ne puis le dire, monsieur. Je sais seulement qu’elle quitta le pays un an après moi.
– Vous ne l’avez jamais revue?
– Jamais.
– Cependant, vous étiez chez elle trois jours avant le crime?
– C’est vrai, monsieur, mais c’est qu’il le fallait absolument. J’ai eu bien de la peine à la retrouver, personne ne savait ce qu’elle était devenue. Heureusement mon notaire a pu se procurer l’adresse de madame Gerdy, il lui a écrit, et c’est comme cela que j’ai su que Claudine habitait La Jonchère. J’étais pour lors à Rouen; le patron Gervais, qui est mon ami, m’offrit de me remonter à Paris sur son bateau, et j’acceptai. Ah! monsieur! quel saisissement lorsque je suis entré chez elle! Ma femme ne me reconnaissait pas. À force de dire à tout le monde que j’étais mort, elle avait sans doute fini par s’en persuader. Quand j’ai dit mon nom, elle est tombée à la renverse. La malheureuse! elle n’avait pas changé. Elle avait près d’elle un verre et une bouteille d’eau-de-vie…
– Tout cela ne m’apprend pas ce que vous veniez faire chez votre femme.
– C’est pour Jacques, monsieur, que j’y allais. Le petit est devenu homme, et il veut se marier. Pour cela, il fallait le consentement de la mère. J’ai donc porté à Claudine un acte que le notaire avait préparé et qu’elle a signé. Le voici.
M. Daburon prit l’acte et sembla le lire attentivement. Au bout d’un moment:
– Vous êtes-vous demandé, interrogea-t-il, qui pouvait avoir assassiné votre femme?
Lerouge ne répondit pas.
– Avez-vous eu des soupçons sur quelqu’un? insista le juge.
– Dame! monsieur, répondit le marin, que voulez-vous que je vous dise! J’ai pensé que Claudine avait fini par lasser les gens de qui elle tirait de l’argent comme de l’eau d’un puits, ou bien qu’étant soûle elle avait parlé trop.
Les renseignements étaient aussi complets que possible. Daburon congédia Lerouge en lui recommandant d’attendre Gévrol qui le conduirait à un hôtel où il se tiendrait jusqu’à nouvel ordre à la disposition de la justice.