Kin-Fo ne manifesta rien des sentiments qui l'agitaient. Il avait repris sa place derrière le guide. Craig-Fry le suivaient, et ils allèrent ainsi pendant deux grandes heures.
Il devait être bien près de minuit, lorsque le guide, s'arrêtant, montra dans le nord une longue ligne noire, qui se profilait vaguement sur le fond un peu plus clair du ciel. En arrière de cette ligne s'argentaient quelques sommets, déjà éclairés par les premiers rayons de la lune, que l'horizon cachait encore.
«La Grande-Muraille! dit le guide.
– Pouvons-nous la franchir ce soir même? demanda Kin-Fo.
– Oui, si vous le voulez absolument! répondit le guide.
– Je le veux!»
Les chameaux s'étaient arrêtés.
«Je vais reconnaître la passe, dit alors le guide. Demeurez et attendez-moi.»
Il s'éloigna.
En ce moment, Craig et Fry s'approchèrent de Kin-Fo.
«Monsieur?… dit Craig.
– Monsieur?» dit Fry.
Et tous deux ajoutèrent: «Avez-vous été satisfait de nos services, depuis deux mois que l'honorable William J. Bidulph nous a attachés à votre personne?
– Très satisfait!
– Plairait-il à monsieur de nous signer ce petit papier pour témoigner qu'il n'a eu qu'à se louer de nos bons et loyaux services?
– Ce papier? répondit Kin-Fo, assez surpris, à la vue d'une feuille, détachée de son carnet, que lui présentait Craig.
– Ce certificat, ajouta Fry, nous vaudra peut-être quelque compliment de notre directeur!
– Et sans doute une gratification supplémentaire, ajouta Fry.
– Voici mon dos qui pourrait servir de pupitre à monsieur, dit Craig en se courbant.
– Et l'encre nécessaire pour que monsieur puisse nous donner cette preuve de gracieuseté écrite», dit Fry.
Kin-Fo se mit à rire et signa.
«Et maintenant, demanda-t-il, pourquoi toute cette cérémonie en ce lieu et à cette heure?
– En ce lieu, répondit Fry, parce que notre intention n'est pas de vous accompagner plus loin!
– A cette heure, ajouta Craig, parce que, dans quelques minutes, il sera minuit!
– Et que vous importe l'heure?
– Monsieur, reprit Craig, l'intérêt que vous portait notre Compagnie d'assurances…
– Va finir dans quelques instants… ajouta Fry.
– Et vous pourrez vous tuer…
– Ou vous faire tuer…
– Tant qu'il vous plaira!»
Kin-Fo regardait, sans comprendre, les deux agents, qui lui parlaient du ton le plus aimable. En ce moment, la lune parut au-dessus de l'horizon, à l'orient, et lança jusqu'à eux son premier rayon.
«La lune!… s'écria Fry.
– Et aujourd'hui, 30 juin!… s'écria Craig. Elle se lève à minuit… Et votre police n'étant pas renouvelée… Vous n'êtes plus le client de la Centenaire…
– Bonsoir, monsieur Kin-Fo!… dit Craig.
– Monsieur Kin-Fo, bonsoir!» dit Fry.
Et les deux agents, tournant la tête de leur monture, disparurent bientôt, laissant leur client stupéfait.
Le pas des chameaux qui emportaient ces deux Américains, peut-être un peu trop pratiques, avait à peine cessé de se faire entendre, qu'une troupe d'hommes, conduite par le guide, se jetait sur Kin-Fo, qui tenta vainement de se défendre, sur Soun, qui essaya vainement de s'enfuir.
Un instant après, le maître et le valet étaient entraînés dans la chambre basse de l'un des bastions abandonnés de la Grande-Muraille, dont la porte fut soigneusement refermée sur eux.
XXII QUE LE LECTEUR AURAIT PU ÉCRIRE LUI-MÊME, TANT IL FINIT D'UNE FAÇON PEU INATTENDUE!
La Grande-Muraille – un paravent chinois, long de quatre cents lieues -, construite au 1e siècle par l'empereur Tisi-Chi-Houang-Ti, s'étend depuis le golfe de Léao-Tong, dans lequel elle trempe ses deux jetées, jusque dans le Kan-Sou, où elle se réduit aux proportions d'un simple mur. C'est une succession ininterrompue de doubles remparts, défendus par des bastions et des tours, hauts de cinquante pieds, larges de vingt, granit par leur base, briques à leur revêtement supérieur, qui suivent avec hardiesse le profil des capricieuses montagnes de la frontière russo-chinoise.
Du côté du Céleste Empire, la muraille est en assez mauvais état. Du côté de la Mantchourie, elle se présente sous un aspect plus rassurant, et ses créneaux lui font encore un magnifique ourlet de pierres.
De défenseurs, sur cette longue ligne de fortifications, point; de canons, pas davantage. Le Russe, le Tartare, le Kirghis, aussi bien que les Fils du Ciel, peuvent librement passer à travers ses portes. Le paravent ne préserve plus la frontière septentrionale de l'Empire, pas même de cette fine poussière mongole, que le vent du nord emporte parfois jusqu'à sa capitale.
Ce fut sous la poterne de l'un de ces bastions déserts que Kin-Fo et Soun, après une fort mauvaise nuit passée sur la paille, durent s'enfoncer le lendemain matin, escortés par une douzaine d'hommes, qui ne pouvaient appartenir qu'à la bande de Lao-Shen.
Quant au guide, il avait disparu. Mais il n'était plus possible à Kin-Fo de se faire aucune illusion. Ce n'était point le hasard qui avait mis ce traître sur son chemin.
L'ex-client de la Centenaire avait évidemment été attendu par ce misérable. Son hésitation à s'aventurer au-delà de la Grande-Muraille n'était qu'une ruse pour dérouter les soupçons. Ce coquin appartenait bien au Taï-ping, et ce ne pouvait être que par ses ordres qu'il avait agi.
Du reste, Kin-Fo n'eut aucun doute à ce sujet, après avoir interrogé un des hommes qui paraissait diriger son escorte.
«Vous me conduisez, sans doute, au campement de Lao-Shen, votre chef? demanda-t-il.
– Nous y serons avant une heure!» répondit cet homme.
En somme, qu'était venu chercher l'élève de Wang? Le mandataire du philosophe! Eh bien, on le conduisait où il voulait aller! Que ce fût de bon gré ou de force, il n'y avait pas là de quoi récriminer. Il fallait laisser cela à Soun, dont les dents claquaient, et qui sentait sa tête de poltron vaciller sur ses épaules.
Aussi, Kin-Fo, toujours flegmatique, avait-il pris son parti de l'aventure et se laissait-il conduire. Il allait enfin pouvoir essayer de négocier le rachat de sa lettre avec Lao-Shen. C'est ce qu'il désirait. Tout était bien.
Après avoir franchi la Grande-Muraille, la petite troupe suivit, non pas la grande route de Mongolie, mais d'abrupts sentiers qui s'engageaient, à droite, dans la partie montagneuse de la province. On marcha ainsi pendant une heure, aussi vite que le permettait la pente du sol. Kin-Fo et Soun, étroitement entourés, n'auraient pu fuir, et, d'ailleurs, n'y songeaient pas.