Dans ces conditions, aucune conversation possible. Le guide, peu causeur, gardait toujours la tête de la petite troupe, observant la campagne dans un rayon dont l'épaisse poussière diminuait singulièrement l'étendue. Il n'hésitait jamais, d'ailleurs, sur la route à suivre, même à de certains croisements, auxquels manquait le poteau indicateur. Aussi, Fry-Craig, n'éprouvant plus de méfiance à son égard, reportaient-ils vite leur vigilance sur le précieux client, de la Centenaire.
Par un sentiment bien naturel, ils voyaient leur inquiétude s'accroître à mesure qu'ils se rapprochaient du but. A chaque instant, en effet, et sans être à même de le prévenir, ils pouvaient se trouver en présence d'un homme qui, d'un coup bien appliqué, leur ferait perdre deux cent mille dollars.
Quant à Kin-Fo, il se trouvait dans cette disposition d'esprit où le souvenir du passé domine les anxiétés du présent et de l'avenir. Il revoyait tout ce qu'avait été sa vie depuis deux mois. La constance de sa mauvaise fortune ne laissait pas de l'inquiéter très sérieusement. Depuis le jour où son correspondant de San Francisco lui avait envoyé la nouvelle de sa prétendue ruine, n'était-il pas entré dans une période de malchance vraiment extraordinaire? Ne s'établirait-il pas une compensation entre la seconde partie de son existence et la première, dont il avait eu la folie de méconnaître les avantages? Cette série de conjonctures adverses finirait-elle avec la reprise de la lettre, qui était dans les mains de Lao-Shen, si toutefois il parvenait à la lui reprendre sans coup férir? L'aimable Lé-ou, par sa présence, par ses soins, par sa tendresse, par son aimable gaieté, arriverait-elle à conjurer les méchants esprits acharnés contre sa personne? Oui! tout ce passé lui revenait, il s'en préoccupait, il s'en inquiétait! Et Wang!
Certes! il ne pouvait l'accuser d'avoir voulu tenir une promesse jurée; mais Wang, le philosophe, l'hôte assidu du yamen de Shang-Haï, ne serait plus là pour lui enseigner la sagesse!
… «Vous allez tomber! cria en ce moment le guide, dont le chameau venait d'être heurté par celui de Kin-Fo, qui avait failli choir au milieu de son rêve.
– Sommes-nous arrivés? demanda-t-il.
– Il est huit heures, répondit le guide, et je propose de faire halte pour dîner.
– Et après?
– Après, nous nous remettrons en route.
– Il fera nuit.
– Oh! ne craignez pas que je vous égare! La Grande-Muraille n'est pas à vingt lis d'ici, et il convient de laisser souffler nos bêtes!
– Soit!» répondit Kin-Fo.
Sur la route, s'élevait une masure abandonnée. Un petit ruisseau coulait auprès, dans une sinueuse ravine, et les chameaux purent s'y désaltérer.
Pendant ce temps, avant que la nuit fût tout à fait venue, Kin-Fo et ses compagnons s'installèrent dans cette masure, et, là, ils mangèrent comme des gens dont une longue route vient d'aiguiser l'appétit.
La conversation, cependant, manqua d'entrain. Une ou deux fois, Kin-Fo la mit sur le compte de Lao-Shen. Il demanda au guide ce qu'était ce Taï-ping, s'il le connaissait. Le guide secoua la tête en homme qui n'est pas rassuré, et, autant que possible, il évita de répondre.
«Vient-il quelquefois dans la province? demanda Kin-Fo.
– Non, répondit le guide, mais des Taï-ping de sa bande ont plusieurs fois passé la Grande-Muraille, et il ne faisait pas bon les rencontrer! Bouddha nous garde des Taï-ping!»
A ces réponses, dont le guide ne pouvait évidemment comprendre toute l'importance qu'y attachait son interlocuteur, Craig et Fry se regardaient en fronçant le sourcil, tiraient leur montre, la consultaient, et, finalement, hochaient la tête.
«Pourquoi, dirent-ils, ne resterions-nous pas tranquillement ici en attendant le jour?
– Dans cette masure! s'écria le guide. J'aime encore mieux la rase campagne! On risque moins d'être surpris!
– Il est convenu que nous serons ce soir à la Grande- Muraille, répondit Kin-Fo. je veux y être et j'y serai.»
Ceci fut dit d'un ton qui n'admettait pas de discussion.
Soun, déjà galopé par la peur, Soun lui-même, n'osa pas protester.
Le repas terminé – il était à peu près neuf heures -, le guide se leva et donna le signal du départ.
Kin-Fo se dirigea vers sa monture. Craig et Fry allèrent alors à lui.
«Monsieur, dirent-ils, vous êtes bien décidé à vous remettre entre les mains de Lao-Shen?
– Absolument décidé, répondit Kin-Fo. Je veux avoir ma lettre à quelque prix que ce soit.
– C'est jouer très gros jeu! reprirent-ils, que d'aller au campement du Taï-ping!
– Je ne suis pas venu jusqu'ici pour reculer! répliqua Kin-Fo. Libre à vous de ne pas me suivre!»
Le guide avait allumé une petite lanterne de poche. Les deux agents s'approchèrent, et consultèrent une seconde fois leur montre.
«Il serait certainement plus prudent d'attendre à demain, dirent-ils en insistant.
– Pourquoi cela? répondit Kin-Fo, Lao-Shen sera aussi dangereux demain ou après-demain qu'il peut l'être aujourd'hui! En route!
– En route!» répétèrent Fry-Craig.
Le guide avait entendu ce bout de conversation. Plusieurs fois déjà, pendant la halte, lorsque les deux agents avaient voulu dissuader Kin-Fo d'aller plus avant, un certain mécontentement s'était révélé sur son visage. En cet instant, lorsqu'il les vit revenir à la charge, il ne put retenir un mouvement d'impatience.
Ceci n'avait point échappé à Kin-Fo, bien décidé, d'ailleurs, à ne pas reculer d'une semelle. Mais sa surprise fut extrême, lorsque, au moment où il l'aidait à remonter sur sa bête, le guide se pencha à son oreille et murmura ces mots: «Défiez-vous de ces deux hommes!»
Kin-Fo allait demander l'explication de ces paroles… Le guide lui fit signe de se taire, donna le signal du départ, et la petite troupe s'aventura dans la nuit à travers la campagne.
Un grain de défiance était-il entré dans l'esprit du client de Fry-Craig? Les paroles, absolument inattendues et inexplicables, prononcées par le guide, pouvaient-elles contrebalancer dans son esprit les deux mois de dévouement que les agents avaient mis à son service?
Non, en vérité! Et cependant, Kin-Fo se demanda pourquoi Fry-Craig lui avaient conseillé ou de remettre sa visite au campement du Taï-ping, ou d'y renoncer?
N'était-ce donc pas pour rejoindre Lao-Shen qu'ils avaient brusquement quitté Péking? L'intérêt même des deux agents de la Centenaire n'était-il pas que leur client rentrât en possession de cette absurde et compromettante lettre?
Il y avait donc là une insistance assez peu compréhensible.