– À cela, je ne puis rien répondre, dit le quartier-maître.
– Bien, Ayrton, dit Glenarvan. Vous avez tenu votre parole, je tiendrai la mienne. Nous allons décider dans quelle île de l’océan Pacifique vous serez abandonné.
– Oh! peu m’importe, mylord, répondit Ayrton.
– Retournez à votre cabine, dit Glenarvan, et attendez notre décision.»
Le quartier-maître se retira sous la garde de deux matelots.
«Ce scélérat aurait pu être un homme, dit le major.
– Oui, répondit Glenarvan. C’est une nature forte et intelligente! Pourquoi faut-il que ses facultés se soient tournées vers le mal!
– Mais Harry Grant?
– Je crains bien qu’il soit à jamais perdu! Pauvres enfants, qui pourrait leur dire où est leur père?
– Moi! répondit Paganel. Oui! moi.»
On a dû le remarquer, le géographe, si loquace, si impatient d’ordinaire, avait à peine parlé pendant l’interrogatoire d’Ayrton. Il écoutait sans desserrer les dents. Mais ce dernier mot qu’il prononça en valait bien d’autres, et il fit tout d’abord bondir Glenarvan.
«Vous! s’écria-t-il, vous, Paganel, vous savez où est le capitaine Grant!
– Oui, autant qu’on peut le savoir, répondit le géographe.
– Et par qui le savez-vous?
– Par cet éternel document.
– Ah! fit le major du ton de la plus parfaite incrédulité.
– Écoutez d’abord, Mac Nabbs, dit Paganel, vous hausserez les épaules après. Je n’ai pas parlé plus tôt parce que vous ne m’auriez pas cru. Puis, c’était inutile. Mais si je me décide aujourd’hui, c’est que l’opinion d’Ayrton est précisément venue appuyer la mienne.
– Ainsi la Nouvelle-Zélande? demanda Glenarvan.
– Écoutez et jugez, répondit Paganel. Ce n’est pas sans raison, ou plutôt, ce n’est pas sans «une raison», que j’ai commis l’erreur qui nous a sauvés. Au moment où j’écrivais cette lettre sous la dictée de Glenarvan, le mot «Zélande» me travaillait le cerveau. Voici pourquoi. Vous vous rappelez que nous étions dans le chariot. Mac Nabbs venait d’apprendre à lady Helena l’histoire des convicts; il lui avait remis le numéro de l’Australian and New Zealand gazette qui relatait la catastrophe de Camden-Bridge. Or, au moment où j’écrivais, le journal gisait à terre, et plié de telle façon que deux syllabes de son titre apparaissaient seulement. Ces deux syllabes étaient aland. Quelle illumination se fit dans mon esprit! aland était précisément un mot du document anglais, un mot que nous avions traduit jusqu’alors par à terre, et qui devait être la terminaison du nom propre Zealand.
– Hein! fit Glenarvan.
– Oui, reprit Paganel avec une conviction profonde, cette interprétation m’avait échappé, et savez-vous pourquoi? Parce que mes recherches s’exerçaient naturellement sur le document français, plus complet que les autres, et où manque ce mot important.
– Oh! oh! dit le major, c’est trop d’imagination, Paganel, et vous oubliez un peu facilement vos déductions précédentes.
– Allez, major, je suis prêt à vous répondre.
– Alors, reprit Mac Nabbs, que devient votre mot austra?
– Ce qu’il était d’abord. Il désigne seulement les contrées «australes.»
– Bien. Et cette syllabe indi, qui a été une première fois le radical d’indiens, et une seconde fois le radical d’indigènes?
– Eh bien, la troisième et dernière fois, répondit Paganel, elle sera la première syllabe du mot indigence!
– Et contin! s’écria Mac Nabbs, signifie-t-il encore continent?
– Non! Puisque la Nouvelle-Zélande n’est qu’une île.
– Alors?… Demanda Glenarvan.
– Mon cher lord, répondit Paganel, je vais vous traduire le document suivant ma troisième interprétation, et vous jugerez. Je ne vous fais que deux observations: 1) oubliez autant que possible les interprétations précédentes, et dégagez votre esprit de toute préoccupation antérieure; 2) certains passages vous paraîtront «forcés», et il est possible que je les traduise mal, mais ils n’ont aucune importance, entre autres le mot agonie qui me choque, mais que je ne puis expliquer autrement. D’ailleurs, c’est le document français qui sert de base à mon interprétation, et n’oubliez pas qu’il a été écrit par un anglais, auquel les idiotismes de la langue française pouvaient ne pas être familiers. Ceci posé, je commence.»
Et Paganel, articulant chaque syllabe avec lenteur, récita les phrases suivantes:
«Le 27 juin 1862, le trois-mâts Britannia, de Glasgow, a sombré, après une «longue agonie, dans les mers australes et sur les côtes de la Nouvelle-Zélande, – en anglais Zealand. – deux matelots et le capitaine Grant ont pu y aborder.» Là, continuellement en proie à une cruelle indigence, ils ont jeté ce document «par… De longitude et 37° 11’ de latitude. Venez à leur secours, ou ils sont perdus.»
Paganel s’arrêta. Son interprétation était admissible. Mais, précisément parce qu’elle paraissait aussi vraisemblable que les précédentes, elle pouvait être aussi fausse. Glenarvan et le major ne cherchèrent donc pas à la discuter.
Cependant, puisque les traces du Britannia ne s’étaient rencontrées ni sur les côtes de la Patagonie, ni sur les côtes de l’Australie, au point où ces deux contrées sont coupées par le trente-septième parallèle, les chances étaient en faveur de la Nouvelle-Zélande. Cette remarque, faite par Paganel, frappa surtout ses amis.
«Maintenant, Paganel, dit Glenarvan, me direz-vous pourquoi, depuis deux mois environ, vous avez tenu cette interprétation secrète?
– Parce que je ne voulais pas vous donner encore de vaines espérances. D’ailleurs, nous allions à Auckland, précisément au point indiqué par la latitude du document.
– Mais depuis lors, quand nous avons été entraînés hors de cette route, pourquoi n’avoir pas parlé?
– C’est que, si juste que soit cette interprétation, elle ne peut contribuer au salut du capitaine.
– Pour quelle raison, Paganel?
– Parce que, l’hypothèse étant admise que le capitaine Harry Grant s’est échoué à la Nouvelle-Zélande, du moment que deux ans se sont passés sans qu’il ait reparu, c’est qu’il a été victime du naufrage ou des zélandais.
– Ainsi, votre opinion est?… Demanda Glenarvan.
– Que l’on pourrait peut-être retrouver quelques vestiges du naufrage, mais que les naufragés du Britannia sont irrévocablement perdus!