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Pendant que Joe réfléchissait de la sorte, la foule se resserrait autour de lui; elle se prosternait, elle hurlait, elle le palpait, elle devenait familière; mais, au moins, elle eut la pensée de lui offrir un festin magnifique, composé de lait aigre avec du riz pilé dans du miel; le digne garçon, prenant son parti de toutes choses, fit alors un des meilleurs repas de sa vie et donna à son peuple une haute idée de la façon dont les dieux dévorent dans les grandes occasions.

Lorsque le soir fut arrivé, les sorciers de l’île le prirent respectueusement par la main, et le conduisirent à une espèce de case entourée de talismans; avant d’y pénétrer, Joe jeta un regard assez inquiet sur des monceaux d’ossements qui s’élevaient autour de ce sanctuaire; il eut d’ailleurs tout le temps de réfléchir à sa position quand il fut enfermé dans sa cabane.

Pendant la soirée et une partie de la nuit, il entendit des chants de fête, les retentissements d’une espèce de tambour et un bruit de ferraille bien doux pour des oreilles africaines; des chœurs hurlés accompagnèrent d’interminables danses qui enlaçaient la cabane sacrée de leurs contorsions et de leurs grimaces.

Joe pouvait saisir cet ensemble assourdissant à travers les murailles de boue et de roseau de la case; peut-être, en toute autre circonstance, eût-il pris un plaisir assez vif à ces étranges cérémonies; mais son esprit fut bientôt tourmenté d’une idée fort déplaisante. Tout en prenant les choses de leur bon côté, il trouvait stupide et même triste d’être perdu dans cette contrée sauvage, au milieu de pareilles peuplades. Peu de voyageurs avaient revu leur patrie, de ceux qui osèrent s’aventurer jusqu’à ces contrées. D’ailleurs pouvait-il se fier aux adorations dont il se voyait l’objet! Il avait de bonnes raisons de croire à la vanité des grandeurs humaines! Il se demanda si, dans ce pays, l’adoration n’allait pas jusqu’à manger l’adoré!

Malgré cette fâcheuse perspective, après quelques heures de réflexion, la fatigue l’emporta sur les idées noires, et Joe tomba dans un sommeil assez profond, qui se fût prolongé sans doute jusqu’au lever du jour, si une humidité inattendue n’eût réveillé le dormeur.

Bientôt cette humidité se fit eau, et cette eau monta si bien que Joe en eut jusqu’à mi-corps.

«Qu’est-ce là? dit-il, une inondation! une trombe! un nouveau supplice de ces Nègres! Ma foi, je n’attendrai pas d’en avoir jusqu’au cou!»

Et ce disant, il enfonça la muraille d’un coup d’épaule et se trouva où? en plein lac! D’île, il n’y en avait plus! Submergée pendant la nuit! À sa place l’immensité du Tchad!

«Triste pays pour les propriétaires!» se dit Joe, et il reprit avec vigueur l’exercice de ses facultés natatoires.

Un de ces phénomènes assez fréquents sur le lac Tchad avait délivré le brave garçon; plus d’une île a disparu ainsi, qui paraissait avoir la solidité du roc, et souvent les populations riveraines durent recueillir les malheureux échappés à ces terribles catastrophes.

Joe ignorait cette particularité, mais il ne se fit pas faute d’en profiter. Il avisa une barque errante et l’accosta rapidement. C’était une sorte de tronc d’arbre grossièrement creusé. Une paire de pagaies s’y trouvait heureusement, et Joe, profitant d’un courant assez rapide, se laissa dériver.

«Orientons-nous, dit-il. L’étoile polaire, qui fait honnêtement son métier d’indiquer la route du nord à tout le monde, voudra bien me venir en aide.»

Il reconnut avec satisfaction que le courant le portait vers la rive septentrionale du Tchad, et il le laissa faire. Vers deux heures du matin, il prenait pied sur un promontoire couvert de roseaux épineux qui parurent fort importuns, même à un philosophe; mais un arbre poussait là tout exprès pour lui offrir un lit dans ses branches. Joe y grimpa pour plus de sûreté, et attendit là, sans trop dormir, les premiers rayons du jour.

Le matin venu avec cette rapidité particulière aux régions équatoriales, Joe jeta un coup d’œil sur l’arbre qui l’avait abrité pendant la nuit; un spectacle assez inattendu le terrifia. Les branches de cet arbre étaient littéralement couvertes de serpents et de caméléons; le feuillage disparaissait sous leurs entrelacements; on eût dit un arbre d’une nouvelle espèce qui produisait des reptiles; sous les premiers rayons du soleil, tout cela rampait et se tordait. Joe éprouva un vif sentiment de terreur mêlé de dégoût, et s’élança à terre au milieu des sifflements de la bande.

«Voilà une chose qu’on ne voudra jamais croire», dit-il.

Il ne savait pas que les dernières lettres du docteur Vogel avaient fait connaître cette singularité des rives du Tchad, où les reptiles sont plus nombreux qu’en aucun pays du monde. Après ce qu’il venait de voir, Joe résolut d’être plus circonspect à l’avenir, et, s’orientant sur le soleil, il se mit en marche en se dirigeant vers le nord-est. Il évitait avec le plus grand soin cabanes, cases, huttes, tanières, en un mot tout ce qui peut servir de réceptacle à la race humaine.

Que de fois ses regards se portèrent en l’air! Il espérait apercevoir le Victoria, et bien qu’il l’eut vainement cherché pendant toute cette journée de marche, cela ne diminua pas sa confiance en son maître; il lui fallait une grande énergie de caractère pour prendre si philosophiquement sa situation. La faim se joignait à la fatigue, car à le nourrir de racines, de moelle d’arbustes, tels que le «mélé», ou des fruits du palmier doum, on ne refait pas un homme; et cependant, suivant son estime, il s’avança d’une trentaine de milles vers l’ouest. Son corps portait en vingt endroits les traces des milliers d’épines dont les roseaux du lac, les acacias et les mimosas sont hérissés, et ses pieds ensanglantés rendaient sa marche extrêmement douloureuse. Mais enfin il put réagir contre ses souffrances, et, le soir venu, il résolut de passer la nuit sur les rives du Tchad.

Là, il eut à subir les atroces piqûres de myriades d’insectes: mouches, moustiques, fourmis longues d’un demi-pouce y couvrent littéralement la terre. Au bout de deux heures, il ne restait pas à Joe un lambeau du peu de vêtements qui le couvraient; les insectes avaient tout dévoré! Ce fut une nuit terrible, qui ne donna pas une heure de sommeil au voyageur fatigué; pendant ce temps, les sangliers, les buffles sauvages, l’ajoub, sorte de lamantin assez dangereux, faisaient rage dans les buissons et sous les eaux du lac; le concert des bêtes féroces retentissait au milieu de la nuit. Joe n’osa remuer. Sa résignation et sa patience eurent de la peine à tenir contre une pareille situation.

Enfin le jour revint; Joe se releva précipitamment, et que l’on juge du dégoût qu’il ressentit en voyant quel animal immonde avait partagé sa couche: un crapaud! mais un crapaud de cinq pouces de large, une bête monstrueuse, repoussante, qui le regardait avec des yeux ronds. Joe sentit son cœur se soulever, et, reprenant quelque force dans sa répugnance, il courut à grands pas se plonger dans les eaux du lac. Ce bain calma un peu les démangeaisons qui le torturaient, et, après avoir mâché quelques feuilles, il reprit sa route avec une obstination, un entêtement dont il ne pouvait se rendre compte; il n’avait plus le sentiment de ses actes, et néanmoins il sentait en lui une puissance supérieure au désespoir.