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Le sol si plat, si égal pendant l’aller, était alors bouleversé comme les flots après la tempête; une suite de petits monticules à peine fixés jalonnaient le désert; le vent soufflait avec violence, et le Victoria volait dans l’espace.

La direction suivie par les voyageurs différait un peu de celle qu’ils avaient prise le matin; aussi vers les neuf heures, au lieu de retrouver les rives du Tchad, ils virent encore le désert s’étendre devant eux.

Kennedy en fit l’observation.

«Peu importe, répondit le docteur; l’important est de revenir au sud; nous rencontrerons les villes de Bornou, Wouddie ou Kouka, et je n’hésiterai pas à m’y arrêter.

– Si tu es satisfait, je le suis, répondit le chasseur; mais fasse le ciel que nous ne soyons pas réduits à traverser le désert comme ces malheureux Arabes! Ce que nous avons vu est horrible.

– Et se reproduit fréquemment, Dick. Les traversées du désert sont autrement dangereuses que celles de l’Océan; le désert a tous les périls de la mer, même l’engloutissement, et de plus, des fatigues et des privations insoutenables.

– Il me semble, dit Kennedy, que le vent tend à se calmer; la poussière des sables est moins compacte, leurs ondulations diminuent, l’horizon s’éclaircit.

– Tant mieux, il faut l’examiner attentivement avec la lunette, et que pas un point n’échappe à notre vue!

– Je m’en charge, Samuel, et le premier arbre n’apparaîtra pas sans que tu n’en sois prévenu.»

Et Kennedy, la lunette à la main, se plaça sur le devant de la nacelle.

XXXV

L’histoire de Joe. – L’île des Biddiomahs. – L’adoration. – L’île engloutie. – Les rives du lac. – L’arbre aux serpents. – Voyage à pied. – Souffrances. – Moustiques et fourmis. – La faim. – Passage du «Victoria». – Disparition du «Victoria». – Désespoir. – Le marais. – Un dernier cri.

Qu’était devenu Joe pendant les vaines recherches de son maître?

Lorsqu’il se fut précipité dans le lac, son premier mouvement à la surface fut de lever les yeux en l’air; il vit le Victoria, déjà fort élevé au-dessus du lac, remonter avec rapidité, diminuer peu à peu, et, pris bientôt par un courant rapide, disparaître vers le nord. Son maître, ses amis étaient sauvés.

«Il est heureux, se dit-il, que j’aie eu cette pensée de me jeter dans le Tchad; elle n’eût pas manqué de venir à l’esprit de M. Kennedy, et certes il n’aurait pas hésité à faire comme moi, car il est bien naturel qu’un homme se sacrifie pour en sauver deux autres. C’est mathématique.»

Rassuré sur ce point, Joe se mit à songer à lui; il était au milieu d’un lac immense, entouré de peuplades inconnues, et probablement féroces. Raison de plus pour se tirer d’affaire en ne comptant que sur lui; il ne s’effraya donc pas autrement.

Avant l’attaque des oiseaux de proie, qui, selon lui, s’étaient conduits comme de vrais gypaètes, il avait avisé une île à l’horizon; il résolut donc de se diriger vers elle, et se mit à déployer toutes ses connaissances dans l’art de la natation, après s’être débarrassé de la partie la plus gênante de ses vêtements; il ne s’embarrassait guère d’une promenade de cinq ou six milles; aussi, tant qu’il fut en plein lac, il ne songea qu’à nager vigoureusement et directement.

Au bout d’une heure et demie, la distance qui le séparait de l’île se trouvait fort diminuée.

Mais à mesure qu’il s’approchait de terre, une pensée d’abord fugitive, tenace alors, s’empara de son esprit. Il savait que les rives du lac sont hantées par d’énormes alligators, et il connaissait la voracité de ces animaux.

Quelle que fût sa manie de trouver tout naturel en ce monde, le digne garçon se sentait invinciblement ému; il craignait que la chair blanche ne fût particulièrement du goût des crocodiles, et il ne s’avança donc qu’avec une extrême précaution, l’œil aux aguets. Il n’était plus qu’à une centaine de brasses d’un rivage ombragé d’arbres verts, quand une bouffée d’air chargé de l’odeur pénétrante du musc arriva jusqu’à lui.

«Bon, se dit-il! voilà ce que je craignais! le caïman n’est pas loin.»

Et il plongea rapidement, mais pas assez pour éviter le contact d’un corps énorme dont l’épiderme écailleux l’écorcha au passage; il se crut perdu, et se mit à nager avec une vitesse désespérée; il revint à la surface de l’eau, respira et disparut de nouveau. Il eut là un quart d’heure d’une indicible angoisse que toute sa philosophie ne put surmonter, et croyait entendre derrière lui le bruit de cette vaste mâchoire prête à le happer. Il filait alors entre deux eaux, le plus doucement possible, quand il se sentit saisir par un bras, puis par le milieu du corps.

Pauvre Joe! il eut une dernière pensée pour son maître, et se prit à lutter avec désespoir, en se sentant attiré non vers le fond du lac, ainsi que les crocodiles ont l’habitude de faire pour dévorer leur proie, mais à la surface même.

À peine eut-il pu respirer et ouvrir les yeux, qu’il se vit entre deux Nègres d’un noir d’ébène; ces Africains le tenaient vigoureusement et poussaient des cris étranges.

«Tiens! ne put s’empêcher de s’écrier Joe! des Nègres au lieu de caïmans! Ma foi, j’aime encore mieux cela! Mais comment ces gaillards-là osent-ils se baigner dans ces parages!»

Joe ignorait que les habitants des îles du Tchad, comme beaucoup de Noirs, plongent impunément dans les eaux infestées d’alligators, sans se préoccuper de leur présence; les amphibies de ce lac ont particulièrement une réputation assez mérité de sauriens inoffensifs.

Mais Joe n’avait-il évité un danger que pour tomber dans un autre? C’est ce qu’il donna aux événements à décider, et puisqu’il ne pouvait faire autrement, il se laissa conduire jusqu’au rivage sans montrer aucune crainte.

«Évidemment, se disait-il, ces gens-là ont vu le Victoria raser les eaux du lac comme un monstre des airs; ils ont été les témoins éloignés de ma chute, et ils ne peuvent manquer d’avoir des égards pour un homme tombé du ciel! Laissons-les faire!»

Joe en était là de ses réflexions, quand il prit terre au milieu d’une foule hurlante, de tout sexe, de tout âge, mais non de toutes couleurs. Il se trouvait au milieu d’une tribu de Biddiomahs d’un noir superbe. Il n’eut même pas à rougir de la légèreté de son costume; il se trouvait «déshabillé» à la dernière mode du pays.

Mais avant qu’il eut le temps de se rendre compte de sa situation, il ne put se méprendre aux adorations dont il devint l’objet. Cela ne laissa pas de le rassurer, bien que l’histoire de Kazeh lui revînt à la mémoire.

«Je pressens que je vais redevenir un dieu, un fils de la Lune quelconque! Eh bien, autant ce métier-là qu’un autre quand on n’a pas le choix. Ce qu’il importe, c’est de gagner du temps. Si le Victoria vient à repasser, je profiterai de ma nouvelle position pour donner à mes adorateurs le spectacle d’une ascension miraculeuse.»