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Le Victoria descendit peu à peu, et se maintint néanmoins à une hauteur rassurante. Dans cette contrée sauvage et très peuplée, il fallait se défier de périls inattendus.

Les voyageurs suivaient directement alors le cours du Shari; les bords charmants de ce fleuve disparaissaient sous les ombrages d’arbres aux nuances variées; des lianes et des plantes grimpantes serpentaient de toutes parts et produisaient de curieux enchevêtrements de couleurs. Les crocodiles s’ébattaient en plein soleil ou plongeaient sous les eaux avec une vivacité de lézard; en se jouant, ils accostaient les nombreuses îles vertes qui rompaient le courant du fleuve.

Ce fut ainsi, au milieu d’une nature riche et verdoyante, que passa le district de Maffatay. Vers neuf heures du matin, le docteur Fergusson et ses amis atteignaient enfin la rive méridionale du lac Tchad.

C’était donc là cette Caspienne de l’Afrique, dont l’existence fut si longtemps reléguée au rang des fables, cette mer intérieure à laquelle parvinrent seulement les expéditions de Denham et de Barth.

Le docteur essaya d’en fixer la configuration actuelle, bien différente déjà de celle de 1847; en effet, la carte de ce lac est impossible à tracer; il est entouré de marais fangeux et presque infranchissables, dans lesquels Barth pensa périr; d’une année à l’autre, ces marais, couverts de roseaux et de papyrus de quinze pieds, deviennent le lac lui-même; souvent aussi, les villes étalées sur ses bords sont à demi submergées, comme il arriva à Ngornou en 1856, et maintenant les hippopotames et les alligators plongent aux lieux mêmes où s’élevaient les habitations du Bornou.

Le soleil versait ses rayons éblouissants sur cette eau tranquille, et au nord les deux éléments se confondaient dans un même horizon.

Le docteur voulut constater la nature de l’eau, que longtemps on crut salée; il n’y avait aucun danger à s’approcher de la surface du lac, et la nacelle vint le raser comme un oiseau à cinq pieds de distance.

Joe plongea une bouteille, et la ramena à demi pleine; cette eau fut goûtée et trouvée peu potable, avec un certain goût de natron.

Tandis que le docteur inscrivait le résultat de son expérience, un coup de fusil éclata à ses côtés. Kennedy n’avait pu résister au désir d’envoyer une balle à un monstrueux hippopotame; celui-ci, qui respirait tranquillement, disparut au bruit de la détonation, et la balle conique du chasseur ne parut pas le troubler autrement.

«Il aurait mieux valu le harponner, dit Joe.

– Et comment?

– Avec une de nos ancres. C’eût été un hameçon convenable pour un pareil animal.

– Mais, dit Kennedy, Joe a vraiment une idée…

– Que je vous prie de ne pas mettre à exécution! répliqua le docteur. L’animal nous aurait vite entraînés où nous n’avons que faire.

– Surtout maintenant que nous sommes fixés sur la qualité de l’eau du Tchad. Est-ce que cela se mange, ce poisson-là, monsieur Fergusson?

– Ton poisson, Joe, est tout bonnement un mammifère du genre des pachydermes; sa chair est excellente, dit-on, et fait l’objet d’un grand commerce entre les tribus riveraines du lac.

– Alors je regrette que le coup de fusil de M. Dick n’ait pas mieux réussi.

– Cet animal n’est vulnérable qu’au ventre et entre les cuisses; la balle de Dick ne l’aura pas même entamé. Mais, si le terrain me paraît propice, nous nous arrêterons à l’extrémité septentrionale du lac; là, Kennedy se trouvera en pleine ménagerie, et il pourra se dédommager à son aise.

– Eh bien! dit Joe, que monsieur Dick chasse un peu à l’hippopotame! Je voudrais goûter la chair de cet amphibie. Il n’est vraiment pas naturel de pénétrer jusqu’au centre de l’Afrique pour y vivre de bécassines et de perdrix comme en Angleterre!»

XXXII

La capitale du Bornou. – Les îles des Biddiomahs. – Les Gypaètes. – Les inquiétudes du docteur. – Ses précautions. – Une attaque au milieu des airs. – L’enveloppe déchirée. – La chute. – Dévouement sublime. – La côte septentrionale du lac.

Depuis son arrivée au lac Tchad, le Victoria avait rencontré un courant qui s’inclinait plus à l’ouest; quelques nuages tempéraient alors la chaleur du jour; on sentait d’ailleurs un peu d’air sur cette vaste étendue d’eau; mais, vers une heure, le ballon, ayant coupé de biais cette partie du lac, s’avança de nouveau dans les terres pendant l’espace de sept ou huit milles.

Le docteur, un peu fâché d’abord de cette direction, ne pensa plus à s’en plaindre quand il aperçut la ville de Kouka, la célèbre capitale du Bornou; il put l’entrevoir un instant, ceinte de ses murailles d’argile blanche; quelques mosquées assez grossières s’élevaient lourdement au-dessus de cette multitude de dés à jouer qui forment les maisons arabes. Dans les cours des maisons et sur les places publiques poussaient des palmiers et des arbres à caoutchouc, couronnés par un dôme de feuillage large de plus de cent pieds. Joe fit observer que ces immenses parasols étaient en rapport avec l’ardeur des rayons solaires, et il en tira des conclusions fort aimables pour la Providence.

Kouka se compose réellement de deux villes distinctes, séparées par le «dendal», large boulevard de trois cents toises, alors encombré de piétons et de cavaliers. D’un côté se carre la ville riche avec ses cases hautes et aérées; de l’autre se presse la ville pauvre, triste assemblage de huttes basses et coniques, où végète une indigente population, car Kouka n’est ni commerçante ni industrielle.

Kennedy lui trouva quelque ressemblance avec un Édimbourg qui s’étalerait dans une plaine, avec ses deux villes parfaitement déterminées.

Mais à peine les voyageurs purent-ils saisir ce coup d’œil, car, avec la mobilité qui caractérise les courants de cette contrée, un vent contraire les saisit brusquement et les ramena pendant une quarantaine de milles sur le Tchad.

Ce fut alors un nouveau spectacle; ils pouvaient compter les îles nombreuses du lac, habitées par les Biddiomahs, pirates sanguinaires très redoutés, et dont le voisinage est aussi craint que celui des Touareg du Sahara. Ces sauvages se préparaient à recevoir courageusement le Victoria à coups de flèches et de pierres, mais celui-ci eut bientôt fait de dépasser ces îles, sur lesquelles il semblait papillonner comme un scarabée gigantesque.

En ce moment, Joe regardait l’horizon, et, s’adressant à Kennedy, il lui dit:

«Ma foi, monsieur Dick, vous qui êtes toujours à rêver chasse, voilà justement votre affaire.

– Qu’est-ce donc, Joe?

– Et, cette fois, mon maître ne s’opposera pas à vos coups de fusil.

– Mais qu’y a-t-il?

– Voyez-vous là-bas cette troupe de gros oiseaux qui se dirigent sur nous?

– Des oiseaux! fit le docteur en saisissant sa lunette.