Un jour, mon maître me fit un compliment que je ne méritais pas. Comme je lui parlais des gens de qualité d’Angleterre, il me dit qu’il croyait que j’étais gentilhomme, parce que j’étais beaucoup plus propre et bien mieux fait que tous les yahous de son pays, quoique je leur fusse fort inférieur pour la force et pour l’agilité; que cela venait sans doute de ma différente manière de vivre et de ce que je n’avais pas seulement la faculté de parler, mais que j’avais encore quelques commencements de raison qui pourraient se perfectionner dans la suite par le commerce que j’aurais avec lui.
Il me fit observer en même temps que, parmi les Houyhnhnms, on remarquait que les blancs et les alezans bruns n’étaient pas si bien faits que les bais châtains, les gris-pommelés et les noirs; que ceux-là ne naissaient pas avec les mêmes talents et les mêmes dispositions que ceux-ci; que pour cela ils restaient toute leur vie dans l’état de servitude qui leur convenait, et qu’aucun d’eux ne songeait à sortir de ce rang pour s’élever à celui de maître, ce qui paraîtrait dans le pays une chose énorme et monstrueuse. «Il faut, disait-il, rester dans l’état où la nature nous a fait éclore; c’est l’offenser, c’est se révolter contre elle que de vouloir sortir du rang dans lequel elle nous a donné d’être. Pour vous, ajouta-t-il, vous êtes sans doute né ce que vous êtes; car vous tenez du Ciel votre esprit et votre noblesse, c’est-à-dire votre bon esprit et votre bon naturel.»
Je rendis à Son Honneur de très humbles actions de grâces de la bonne opinion qu’il avait de moi, mais je l’assurai en même temps que ma naissance était très basse, étant né seulement d’honnêtes parents, qui m’avaient donné une assez bonne éducation. Je lui dis que la noblesse parmi nous n’avait rien de commun avec l’idée qu’il en avait conçue; que nos jeunes gentilshommes étaient nourris dès leur enfance dans l’oisiveté et dans le luxe; que, lorsqu’ils avaient consumé en plaisirs tout leur bien et qu’ils se voyaient entièrement ruinés, ils se mariaient, à qui? À une femelle de basse naissance, laide, mal faite, malsaine, mais riche; qu’alors il naissait d’eux des enfants mal constitués, noués, scrofuleux, difformes, ce qui continuait quelquefois jusqu’à la troisième génération.
Chapitre VII
Parallèle des yahous et des hommes.
Le lecteur sera peut-être scandalisé des portraits fidèles que je fis alors de l’espèce humaine et de la sincérité avec laquelle j’en parlai devant un animal superbe, qui avait déjà une si mauvaise opinion de tous les yahous; mais j’avoue ingénument que le caractère des Houyhnhnms et les excellentes qualités de ces vertueux quadrupèdes avaient fait une telle impression sur mon esprit, que je ne pouvais les comparer à nous autres humains sans mépriser tous mes semblables. Ce mépris me les fit regarder comme presque indignes de tout ménagement. D’ailleurs, mon maître avait l’esprit très pénétrant, et remarquait tous les jours dans ma personne des défauts énormes dont je ne m’étais jamais aperçu, et que je regardais tout au plus comme de fort légères imperfections. Ses censures judicieuses m’inspirèrent un esprit critique et misanthrope, et l’amour qu’il avait pour la vérité me fit détester le mensonge et fuir le déguisement dans mes récits.
Mais j’avouerai encore ingénument un autre principe de ma sincérité. Lorsque j’eus passé une année parmi les Houyhnhnms, je conçus pour eux tant d’amitié, de respect, d’estime et de vénération que je résolus alors de ne jamais songer à retourner dans mon pays, mais de finir mes jours dans cette heureuse contrée, où le Ciel m’avait conduit pour m’apprendre à cultiver la vertu. Heureux si ma résolution eût été efficace! Mais la fortune, qui m’a toujours persécuté, n’a pas permis que je pusse jouir de ce bonheur. Quoi qu’il en soit, à présent que je suis en Angleterre, je me sais bon gré de n’avoir pas tout dit et d’avoir caché aux Houyhnhnms les trois quarts de nos extravagances et de nos vices; je palliais même de temps en temps, autant qu’il m’était possible, les défauts de mes compatriotes. Lors même que je les révélais, j’usais de restrictions mentales, et tâchais de dire le faux sans mentir. N’étais-je pas en cela tout à fait excusable? Qui est-ce qui n’est pas un peu partial quand il s’agit de sa chère patrie? J’ai rapporté jusqu’ici la substance de mes entretiens avec mon maître durant le temps que j’eus l’honneur d’être à son service; mais, pour éviter d’être long, j’ai passé sous silence plusieurs autres articles.
Un jour, il m’envoya chercher de grand matin, et m’ordonnant de m’asseoir à quelque distance de lui (honneur qu’il ne m’avait point encore fait), il me parla ainsi:
«J’ai repassé dans mon esprit tout ce que vous m’avez dit, soit à votre sujet, soit au sujet de votre pays. Je vois clairement que vous et vos compatriotes avez une étincelle de raison, sans que je puisse deviner comment ce petit lot vous est échu; mais je vois aussi que l’usage que vous en faites n’est que pour augmenter tous vos défauts naturels et pour en acquérir d’autres que la nature ne vous avait point donnés. Il est certain que vous ressemblez aux yahous de ce pays-ci pour la figure extérieure, et qu’il ne vous manque, pour être parfaitement tel qu’eux, que de la force, de l’agilité et des griffes plus longues. Mais du côté des mœurs, la ressemblance est entière. Ils se haïssent mortellement les uns les autres, et la raison que nous avons coutume d’en donner est qu’ils voient mutuellement leur laideur et leur figure odieuse, sans qu’aucun d’eux considère la sienne propre. Comme vous avez un petit grain de raison, et que vous avez compris que la vue réciproque de la figure impertinente de vos corps était pareillement une chose insupportable et qui vous rendrait odieux les uns aux autres, vous vous êtes avisés de les couvrir, par prudence et par amour-propre; mais malgré cette précaution, vous ne vous haïssez pas moins, parce que d’autres sujets de division, qui règnent parmi nos yahous, règnent aussi parmi vous. Si, par exemple, nous jetons à cinq yahous autant de viande qu’il en suffirait pour en rassasier cinquante, ces cinq animaux, gourmands et voraces, au lieu de manger en paix ce qu’on leur donne en abondance, se jettent les uns sur les autres, se mordent, se déchirent, et chacun d’eux veut manger tout, en sorte que nous sommes obligés de les faire tous repaître à part, et même de lier ceux qui sont rassasiés, de peur qu’ils n’aillent se jeter sur ceux qui ne le sont pas encore. Si une vache dans le voisinage meurt de vieillesse ou par accident, nos yahous n’ont pas plutôt appris cette agréable nouvelle, que les voilà tous en campagne, troupeau contre troupeau, basse-cour contre basse-cour; c’est à qui s’emparera de la vache. On se bat, on s’égratigne, on se déchire, jusqu’à ce que la victoire penche d’un côté, et, si on ne se massacre pas, c’est qu’on n’a pas la raison des yahous d’Europe pour inventer des machines meurtrières et des armes massacrantes. Nous avons, en quelques endroits de ce pays, de certaines pierres luisantes de différentes couleurs, dont nos yahous sont fort amoureux. Lorsqu’ils en trouvent, ils font leur possible pour les tirer de la terre, où elles sont ordinairement un peu enfoncées; ils les portent dans leurs loges et en font, un amas qu’ils cachent soigneusement et sur lequel ils veillent sans cesse comme sur un trésor, prenant bien garde que leurs camarades ne le découvrent. Nous n’avons encore pu connaître d’où leur vient cette inclination violente pour les pierres luisantes, ni à quoi elles peuvent leur être utiles; mais j’imagine à présent que cette avarice de vos yahous dont vous m’avez parlé se trouve aussi dans les nôtres, et que c’est ce qui les rend si passionnés pour les pierres luisantes. Je voulus une fois enlever à un de nos yahous son cher trésor: l’animal, voyant qu’on lui avait ravi l’objet de sa passion, se mit à hurler de toute sa force, il entra en fureur, et puis il tomba en faiblesse; il devint languissant, il ne mangea plus, ne dormit plus, ne travailla plus, jusqu’à ce que j’eusse donné ordre à un de mes domestiques de reporter le trésor dans l’endroit d’où je l’avais tiré. Alors le yahou commença à reprendre ses esprits et sa bonne humeur, et ne manqua pas de cacher ailleurs ses bijoux. Lorsqu’un yahou a découvert dans un champ une de ces pierres, souvent un autre yahou survient qui la lui dispute; tandis qu’ils se battent, un troisième accourt et emporte la pierre, et voilà le procès terminé. Selon ce que vous m’avez dit, ajouta-t-il, vos procès ne se vident pas si promptement dans votre pays, ni à si peu de frais. Ici, les deux plaideurs (si je puis les appeler ainsi) en sont quittes pour n’avoir ni l’un ni l’autre la chose disputée, au lieu que chez vous en plaidant on perd souvent et ce qu’on veut avoir et ce qu’on a.