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je sus par ce détail qu'on était au passage.

«De tout ce que j'ai pu te montrer jusqu'ici,

depuis que nous venons d'entrer par cette porte

dont quiconque pourra franchir un jour le seuil,

aucun objet n'était plus digne d'intérêt

que ce petit ruisseau qui reçoit et éteint

tous les flocons de feu pleuvant sur son parcours.»

Et, m'ayant dit ces mots, mon guide s'arrêta;

mais je lui demandai de m'accorder le mets

dont il m'avait d'abord excité l'appétit.

«Au milieu de la mer se trouve, me dit-il,

un pays dévasté que l'on appelle Crète;

le monde fut jadis innocent sous son roi [136].

Là s'élève un sommet qu'égayaient autrefois

des sources et des bois, et qui s'appelle Ida;

maintenant il est triste et nu comme la mort.

Rhéa l'avait choisi pour servir en secret

de berceau pour son fils; et pour mieux le cacher,

elle faisait couvrir ses pleurs par des clameurs [137].

Un grand vieillard se dresse au creux de la montagne,

qui tient le dos tourné du côté de Damiette [138]

et regarde vers Rome ainsi qu'en un miroir [139].

Sa tête fut forgée avec l'or le plus fin

et son buste est d'argent, comme le sont ses bras;

ensuite il est d'airain jusqu'à son enfourchure.

Tout le bas de son corps est fait en fer choisi,

excepté le pied droit, qu'il a de terre cuite;

et c'est surtout ce pied qui supporte son poids.

Chaque métal, moins l'or, présente des fissures

par où, de toutes parts, suintent toujours des larmes

dont le ruissellement traverse le rocher.

Puis, leur cours se poursuit jusqu'à cette vallée;

il forme l'Achéron, le Styx, le Phlégéton,

et il descend plus bas par ce canal étroit,

jusqu'à ne plus pouvoir descendre davantage;

et le Cocyte y naît; tu verras ce que c'est;

il est encor trop tôt pour en parler ici.»

Alors je demandai: «S'il est vrai que cette eau

descend de notre monde, ainsi que tu le dis,

pourquoi la vois-je ici pour la première fois?»

Il répondit: «Tu sais que cette place est ronde;

et, bien que le chemin fait jusqu'ici soit long,

toujours en descendant et toujours vers la gauche,

nous n'avons pas fini de refermer la boucle [140]:

si tu vois des objets qui te semblent nouveaux,

tu ne dois le trouver nullement étonnant.»

Je dis encore: «Maître, où sont, explique-moi,

Phlégéton et Léthé? Tu n'as rien dit de l'un,

et l'autre, d'après toi, sort de cette rivière.» [141]

«Toutes tes questions me font un grand plaisir,

répondit-il alors; mais le bouillonnement

de l'eau rouge fournit la première réponse.

Tu verras le Léthé, mais hors de cet endroit,

là-haut, où les esprits s'en vont pour se laver,

lorsque le repentir rachète leurs erreurs.»

Ensuite il poursuivit: «Il est temps de partir

de ce bois; tâche donc de bien suivre mes pas;

marche sur ce rebord, qui ne doit pas brûler,

car la flamme s'éteint au-dessus du ruisseau.»

CHANT XV

Nous marchons à présent sur le rebord de pierre

que la vapeur de l'eau recouvre comme un toit,

pour protéger du feu le fleuve et son rempart.

Comme font les Flamands, entre Wissant et Bruges,

pour contenir les flots qui leur menacent guerre,

des digues, de façon qu'ils arrêtent la mer,

ou comme celles qui, le long de la Brenta,

protègent les villas et manoirs de Padoue,

quand la neige a fondu sur la Chiarentana [142],

tels étaient les remparts qui bordaient la rivière,

bien qu'ils fussent moins gros et d'une moindre hauteur,

quiconque fût celui qui les avait bâtis.

Nous nous trouvions déjà si loin de la forêt,

que je n'en pouvais plus apercevoir la place,

quand, pour la regarder, je retournais la tête.

Nous croisâmes alors un long convoi d'esprits

qui longeaient la rivière; et chacun, en passant,

nous toisait en silence, ainsi qu'on fait le soir,

sous l'éclat incertain de la lune nouvelle,

et nous dévisageait en fronçant le sourcil,

comme le vieux tailleur enfilant son aiguille.

Pesé par les regards de la triste famille,

l'un d'eux [143] me reconnut et me saisit soudain

par un pan de l'habit, s'écriant: «Ô merveille!»

Et moi, voyant le bras qui s'allongeait vers moi,

j'examinai de près ce visage trop cuit,

et ses traits calcinés ne purent m'empêcher

de le trouver enfin parmi mes souvenirs,

et, baissant doucement ma main vers sa figure,

je dis: «Sire Brunet, vous étiez donc ici?»

Il répondit alors: «Mon fils, souffre un instant

que Brunet Latini retourne sur ses pas,

abandonnant pour toi le cortège des autres.»

«Du profond de mon cœur, dis-je, je vous en prie;

et si vous désirez vous asseoir avec moi,

je le veux bien, s'il plaît à celui qui me mène.»

«Mon enfant, me dit-il, si quelqu'un de ma troupe

s'arrête un seul instant, il reste ensuite un siècle

sans pouvoir secouer le feu qui pleut sur lui.

Mais poursuis ton chemin, je t'accompagnerai;

et puis, je rejoindrai la triste compagnie

qui chemine en pleurant sur son malheur sans fin.»

Comme je n'osais pas descendre du rempart,

pour marcher près de lui, j'avançais tête basse,

comme celui qui veut témoigner du respect.

Alors il commença: «Quel destin ou fortune,

avant ton jour dernier, t'a conduit jusqu'ici?

Qui donc est celui-ci, qui te montre la voie?»

Je répondis: «Là-haut, dans le monde serein,

j'ai perdu mon chemin au fond d'une vallée,

avant d'avoir atteint mon âge le plus mûr.

Ce n'est qu'hier matin que j'ai fait demi-tour:

je voulais en sortir, quand celui-ci survint,

qui doit me ramener chez moi par cette route.»

Il reprit son discours: «Si tu suis ton étoile,

tu ne manqueras pas le havre de la gloire,

si je t'ai bien connu dans la trop douce vie.